Novembre 2023 Par une nuit d'hiver
Nous nous sommes réunies ce dernier mercredi de novembre pour parler de nos lectures, Triste Tigre de Neige Sinno et Quichotte de Salman Rushdie.
Neige Sinno, une inconnue pour la plupart d’entre nous, bien qu’elle ait déjà une petite œuvre de romancière derrière elle. Elle vit au Mexique, parle au quotidien, une autre langue, a un foyer pour sa fille et son compagnon. Son livre, Triste tigre, reprend en écho le poème de William Blake, Le Tigre, (1789) avec toutes ses interrogations sur l’origine du mal.
Tigre, tigre ! Ton éclair luit
Dans les forêts de la nuit,
Quelle main, quel œil immortels
Purent fabriquer ton effrayante symétrie ?
(…)
Et quand ce cœur commença de battre
Quelle main, quels pieds surhumains ?
Qu’était le marteau ? Que fut la chaîne ?
(…)
Quand les étoiles abandonnèrent leurs lances
Et trempèrent le ciel de larmes,
A-t-il souri de l’œuvre accomplie ?
Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ?
(…)
Nous avons évoqué cette question métaphysique sous-jacente dans le livre: existe-t-il une nécessité du mal, comme une nécessité du bien ? Ou bien est-ce une force unique, dont parle Goethe, qui tantôt fait le bien, tantôt fait le mal ? (« Mais qui es-tu enfin ? » demande Faust à Méphisto. « Je suis une partie de cette puissance qui veut éternellement le mal et fait éternellement le bien »).
Neige Sinno voudrait comprendre… C’est même ce qu’elle demande à la littérature, de comprendre – pour mieux mettre à distance - le point de vue du bourreau, son beau-père, comme elle lui demande de mesurer l’étendue des ravages produits sur la victime qu’elle a été, enfant ; comprendre aussi ce lien indestructible qui s’est établi entre son violeur et elle, bien que « la justice ait passé », et que le violeur ait avoué son crime et purgé sa peine. Tant de choses demandent à être mises au clair…dans son entourage familial, notamment le manque de clairvoyance de sa mère. Il lui faut aussi expliquer son silence à elle, après le premier viol, ce qu’elle fait sans hésitation, en montrant qu’il fait partie du traumatisme même, de la sidération qu’il produit.
Elle voudrait comprendre…Et son analyse progresse par cercles concentriques, dans une sorte de ressassement qui lui permet chaque fois d’aller plus loin dans une approche de plus en plus fine d’une vérité inatteignable. Et la littérature du traumatisme et du viol d’enfants, l’aide dans cette progression. Elle cite en premier Lolita de Nabokov, pour montrer par l’analyse, qu’il s’agit bien d’un abus sur une enfant de 12 ans, et non d’un grand amour partagé, comme voudraient le faire croire le beau-père, narrateur, et l’interprétation qu’en a fait le film éponyme.
Nathalie cite l’extrait de Lolita mis en exergue au début du livre de Neige Sinno et qui dit bien la réalité des choses, il s’agit d’un viol d’enfant. « C’était un sentiment très particulier : une gêne hideuse, oppressante, comme si j’étais attablé avec le petit fantôme de quelqu’un que je venais de tuer. »
Avec une « grande élégance » » dit Nathalie, d’autres œuvres littéraires sont convoquées sur le sujet, celle de Camille Kouchner, celle de Christine Angot et d’autres…Dans le récit de toutes ces violences, chaque fois, une part de vérité se dégage pour Neige Sinno, à savoir que « la prédation sexuelle n’est pas tant liée au plaisir physique qu’à une relation de domination » (p.164).
Pour en revenir au traumatisme de la victime, j’ai parlé dans la discussion entre nous, de dommages irréparables qui entraînent une cassure dans la personne. Le mot « cassé » a pu étonner pour parler d’une femme qui a fait de brillantes études, est dans l’enseignement supérieur, écrit des livres, a une famille…Peut-être le mot de « résilience » serait plus approprié ? Je vous renvoie à la page 166 du livre où l’auteur évoque elle aussi un fantôme qui lui survit, et n’est jamais très loin. « Les conséquences du viol vont donc bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité…de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être ». Je pense qu’il y a réellement une « cassure », et une repousse, comme s’il s’agissait d’un arbrisseau blessé, cassé : il n’aura plus jamais son port originel…
Les analyses de Neige Sinno soulèvent une autre question, essentielle sur la question de l’origine du mal, celle, pour la victime, de reproduire sur ses proches – ses propres enfants – les sévices qu’elle a subis dans l’enfance. Lorsqu’elle procède au coucher de son propre enfant, avec tous les rituels qui l’accompagnent, massage du dos…, lecture d’une histoire… « Dans cette bulle d’obscurité et de douceur » (p.222), elle sent monter en elle un trouble. Et son esprit lui présente aussitôt des prolongements sexuels possibles, tous évoqués au conditionnel : « je pourrais », « elle me dirait », « elle ne dirait rien », « je pourrais »…
Nathalie rapproche ce trouble, cette tentation du mal, de Le Démon de la perversité d’Edgar Poe : tu fais quelque chose d’interdit, parce que justement tu ne dois pas le faire ».
Si trouble il y a (difficile d’en douter quand elle dit « j’ai envie d’allumer la lumière, de partir »), parallèlement il y a « la certitude absolue que je ne vais pas lui faire de mal ». Elle, la mère, se contente d’explorer virtuellement ce qu’elle pourrait faire de ce trouble (« l’excitation sexuelle en moins »), si elle se laissait aller à ces possibilités (qui ne sont pas des fantasmes), toute leur vie, leur relation à toutes deux, seraient à jamais bouleversées.
Dans la discussion entre nous, j’ai parlé d’un « jeu » intellectuel auquel se livrait la narratrice, car alors, en cette situation, « je (la narratrice) peux sentir la frontière entre le bien et le mal. Je peux deviner ce qu’ils ressentent, ce rush d’énergie folle qui te traverse, cette adrénaline. L’excitation sexuelle en moins. Mais ça pourrait peut-être venir. » (p.223)
C’est une partie du monologue intérieur qu’elle se tient, du flux de pensées qui l’assaille en ce moment-là, et qu’elle adresse au lecteur... Un passage intéressant aussi parce qu’elle se rapproche, par ce trouble, de son bourreau, dans une recherche obstinée de son « humanité », à lui, qu’elle cherche à comprendre, dès le début de la narration, une sorte de recherche à laquelle tend l’écriture du livre, recherche sur elle mais aussi sur lui.
Nous avons évoqué indirectement le livre de Salman Rushdie, Quichotte, que j’étais seule à présenter.
Alors, j’ai lu avec amusement, le papier d’un journal québécois (La Presse), intitulé « Beaucoup de vent pour rien », écrit par Jean-Christophe Laurence. Un titre qui donne bien le sentiment de son auteur : une belle histoire, une réécriture intelligente du roman de Cervantès. Mais trop de virtuosité, de jeux sur l’écriture qui nuisent à l’efficacité du récit, à l’adhésion du lecteur trimbalé dans les enchâssements de récits et de narrateurs…Pour ma part, j’ai bien ri à certaines « histoires » au début du livre, racontées avec un humour féroce, notamment au sujet des « différences ethniques », qui trouvent un écho profond dans la vie même de l’auteur dont on peut tout de même saluer la puissance créatrice de son imagination.
Nous avons décidé de nous voir en janvier, le 31, pour discuter du Nobel de Littérature, cette année 2023, décerné au Norvégien, Ion Fosse. Je découvre en ce moment son théâtre, c’est magnifique, poignant…
D’ici là Joyeux Noël !