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Procope2009

7 décembre 2023

Novembre 2023 Par une nuit d'hiver

 

 

Nous nous sommes réunies ce dernier mercredi de novembre pour parler de nos lectures, Triste Tigre de Neige Sinno et Quichotte de Salman Rushdie.

Neige Sinno, une inconnue pour la plupart d’entre nous, bien qu’elle ait déjà une petite œuvre de romancière derrière elle. Elle vit au Mexique, parle au quotidien, une autre langue, a un foyer pour sa fille et son compagnon. Son livre, Triste tigre, reprend en écho le poème de William Blake, Le Tigre, (1789) avec toutes ses interrogations sur l’origine du mal.

Tigre, tigre ! Ton éclair luit

Dans les forêts de la nuit,

Quelle main, quel œil immortels

Purent fabriquer ton effrayante symétrie ?

(…)

Et quand ce cœur commença de battre

Quelle main, quels pieds surhumains ?

Qu’était le marteau ? Que fut la chaîne ?

(…)

Quand les étoiles abandonnèrent leurs lances

Et trempèrent le ciel de larmes,

A-t-il souri de l’œuvre accomplie ?

Celui qui créa l’Agneau a-t-il pu te créer ?

(…)

Nous avons évoqué cette question métaphysique sous-jacente dans le livre: existe-t-il une nécessité du mal, comme une nécessité du bien ? Ou bien est-ce une force unique, dont parle Goethe, qui tantôt fait le bien, tantôt fait le mal ? (« Mais qui es-tu enfin ? » demande Faust à Méphisto. « Je suis une partie de cette puissance qui veut éternellement le mal et fait éternellement le bien »).

Neige Sinno voudrait comprendre… C’est même ce qu’elle demande à la littérature, de comprendre – pour mieux mettre à distance - le point de vue du bourreau, son beau-père, comme elle lui demande de mesurer l’étendue des ravages produits sur la victime qu’elle a été, enfant ; comprendre aussi ce lien indestructible qui s’est établi entre son violeur et elle, bien que « la justice ait passé », et que le violeur ait avoué son crime et purgé sa peine. Tant de choses demandent à être mises au clair…dans son entourage familial, notamment le manque de clairvoyance de sa mère. Il lui faut aussi expliquer son silence à elle, après le premier viol, ce qu’elle fait sans hésitation, en montrant qu’il fait partie du traumatisme même, de la sidération qu’il produit.

Elle voudrait comprendre…Et son analyse progresse par cercles concentriques, dans une sorte de ressassement qui lui permet chaque fois d’aller plus loin dans une approche de plus en plus fine d’une vérité inatteignable. Et la littérature du traumatisme et du viol d’enfants, l’aide dans cette progression. Elle cite en premier Lolita de Nabokov, pour montrer par l’analyse, qu’il s’agit bien d’un abus sur une enfant de 12 ans, et non d’un grand amour partagé, comme voudraient le faire croire le beau-père, narrateur, et l’interprétation qu’en a fait le film éponyme.

Nathalie cite l’extrait de Lolita mis en exergue au début du livre de Neige Sinno et qui dit bien la réalité des choses, il s’agit d’un viol d’enfant. « C’était un sentiment très particulier : une gêne hideuse, oppressante, comme si j’étais attablé avec le petit fantôme de quelqu’un que je venais de tuer. »

Avec une « grande élégance » » dit Nathalie, d’autres œuvres littéraires sont convoquées sur le sujet, celle de Camille Kouchner, celle de Christine Angot et d’autres…Dans le récit de toutes ces violences, chaque fois, une part de vérité se dégage pour Neige Sinno, à savoir que « la prédation sexuelle n’est pas tant liée au plaisir physique qu’à une relation de domination » (p.164).

Pour en revenir au traumatisme de la victime, j’ai parlé dans la discussion entre nous, de dommages irréparables qui entraînent une cassure dans la personne. Le mot « cassé » a pu étonner pour parler d’une femme qui a fait de brillantes études, est dans l’enseignement supérieur, écrit des livres, a une famille…Peut-être le mot de « résilience » serait plus approprié ? Je vous renvoie à la page 166 du livre où l’auteur évoque elle aussi un fantôme qui lui survit, et n’est jamais très loin. « Les conséquences du viol vont donc bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité…de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être ». Je pense qu’il y a réellement une « cassure », et une repousse, comme s’il s’agissait d’un arbrisseau blessé, cassé : il n’aura plus jamais son port originel…

Les analyses de Neige Sinno soulèvent une autre question, essentielle sur la question de l’origine du mal, celle, pour la victime, de reproduire sur ses proches – ses propres enfants – les sévices qu’elle a subis dans l’enfance. Lorsqu’elle procède au coucher de son propre enfant, avec tous les rituels qui l’accompagnent, massage du dos…, lecture d’une histoire… « Dans cette bulle d’obscurité et de douceur » (p.222), elle sent monter en elle un trouble. Et son esprit lui présente aussitôt des prolongements sexuels possibles, tous évoqués au conditionnel : « je pourrais », « elle me dirait », « elle ne dirait rien », « je pourrais »…

Nathalie rapproche ce trouble, cette tentation du mal, de Le Démon de la perversité d’Edgar Poe : tu fais quelque chose d’interdit, parce que justement tu ne dois pas le faire ».

Si trouble il y a (difficile d’en douter quand elle dit « j’ai envie d’allumer la lumière, de partir »), parallèlement il y a « la certitude absolue que je ne vais pas lui faire de mal ». Elle, la mère, se contente d’explorer virtuellement ce qu’elle pourrait faire de ce trouble (« l’excitation sexuelle en moins »), si elle se laissait aller à ces possibilités (qui ne sont pas des fantasmes), toute leur vie, leur relation à toutes deux, seraient à jamais bouleversées.

Dans la discussion entre nous, j’ai parlé d’un « jeu » intellectuel auquel se livrait la narratrice, car alors, en cette situation, « je (la narratrice) peux sentir la frontière entre le bien et le mal. Je peux deviner ce qu’ils ressentent, ce rush d’énergie folle qui te traverse, cette adrénaline. L’excitation sexuelle en moins. Mais ça pourrait peut-être venir. » (p.223)

C’est une partie du monologue intérieur qu’elle se tient, du flux de pensées qui l’assaille en ce moment-là, et qu’elle adresse au lecteur... Un passage intéressant aussi parce qu’elle se rapproche, par ce trouble, de son bourreau, dans une recherche obstinée de son « humanité », à lui, qu’elle cherche à comprendre, dès le début de la narration, une sorte de recherche à laquelle tend l’écriture du livre, recherche sur elle mais aussi sur lui.

Nous avons évoqué indirectement le livre de Salman Rushdie, Quichotte, que j’étais seule à présenter.

Alors, j’ai lu avec amusement, le papier d’un journal québécois (La Presse), intitulé « Beaucoup de vent pour rien », écrit par Jean-Christophe Laurence. Un titre qui donne bien le sentiment de son auteur : une belle histoire, une réécriture intelligente du roman de Cervantès. Mais trop de virtuosité, de jeux sur l’écriture qui nuisent à l’efficacité du récit, à l’adhésion du lecteur trimbalé dans les enchâssements de récits et de narrateurs…Pour ma part, j’ai bien ri à certaines « histoires » au début du livre, racontées avec un humour féroce, notamment au sujet des « différences ethniques », qui trouvent un écho profond dans la vie même de l’auteur dont on peut tout de même saluer la puissance créatrice de son imagination.

 

Nous avons décidé de nous voir en janvier, le 31, pour discuter du Nobel de Littérature, cette année 2023, décerné au Norvégien, Ion Fosse. Je découvre en ce moment son théâtre, c’est magnifique, poignant…

D’ici là Joyeux Noël !

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11 octobre 2023

Eté Indien au Procope

 

 

Réunies au Café Beaubourg, ce mercredi 4 septembre, nous sommes restées au rez-de-chaussée : là-haut, au premier, notre « grande » table ronde est restée inaccessible !

Nous avons commencé par dire deux mots sur Les Sources de Marie-Hélène Lafon, dont nous avons lu d’autres titres comme Histoire du fils (Renaudot 2020).

Une belle plume, certainement. Elle fouille dans les secrets, les non-dits de ses personnages, captant leur vie intérieure à travers les occupations quotidiennes. Dans Les Sources, elle présente successivement, dans deux parties les points de vue des deux personnages, la femme battue qui, brutalement, un dimanche lors du repas de famille chez ses parents, décide de ne plus retourner chez elle, et de quitter, avec ses trois enfants, le mari violent ; ce dernier donne aussi son point de vue sur une femme qu’il méprise, qu’il trouve « trop molle » comme son père à elle. Il continue sans elle à agrandir, à faire prospérer son exploitation agricole, sans aucun remords sur le désastre humain, se préoccupant seulement du coût des pensions alimentaires pour ses enfants, de la transmission vers un fils qui ressemble trop à sa mère pour lui succéder, et ne pouvant retenir les deux filles, dont le caractère lui plait davantage mais, empêchées de prendre la suite car elles sont des filles. Ce sont elles, devenues grandes, qui, à la mort de leur père, vendront le domaine, où elles ont pourtant leur « source », leur commencement, une source alimentée par les jeux innocents de l’enfance dans une nature sauvage, mais aussi par la terreur de leur mère.

Ce n’est pas une auteure « facile » : Daisy a souligné la rudesse de la langue à l’image du monde paysan dont on retrouve la mentalité ; et toutes nous avons avoué notre agacement devant la posture professorale que garde l’auteure pour parler de ses livres. De plus, son analyse littéraire vise à décrypter un monde opaque, plein de secrets, de non-dits, d’arrangements cachés ou tacites où l’on ne peut se comprendre, où chacun reste seul. Il y aurait beaucoup à dire sur les lignes de faille qu’explore Marie-Hélène Lafon.

 

Stendhal fut notre compagnon de vacances. La plupart d’entre vous avaient choisi de lire Lamiel, roman inachevé dont le personnage principal est une jeune femme. Orpheline, elle est adoptée par un couple de bigots provinciaux, les Hautemare auprès de qui elle s’ennuie à mourir. Elle devient lectrice de la duchesse de Miossens. Guidée par la curiosité, elle s’instruit par les livres, ne négligeant pas pour autant l’expérimentation, si l’on en juge par son initiation amoureuse qu’elle conduit auprès d’un jeune paysan. Elle a de l’audace comme un autre personnage plus connu, la Sanseverina dans La Chartreuse de Parme que Simone et moi avons lu. Concernant les femmes stendhaliennes et l’audace, Nathalie (qui a passé de Lamiel, au Rose et le vert (nouvelle) puis aux Chroniques italiennes) dit combien elle aime les femmes de Stendhal, où la beauté se joint à l’esprit, à l’audace, à l’intelligence, sans parler de l’amour qui les conduit au dépassement de soi.

Dans la Chartreuse de Parme, c’est un tout jeune homme qui est le personnage principal, chaperonné, il est vrai par sa tante, la duchesse de Sanseverina, qui l’aime et l’aide à réaliser son rêve de rejoindre Napoléon en 1815, ce qu’il fait à Waterloo. Echappant au désastre qu’il ne comprend qu’après coup, dans les coulisses, il réussit à rejoindre l’Italie. Indésirable dans la maison paternelle, il retrouve la protection de sa tante, devenue la maitresse du premier ministre de Parme, le Comte Mosca. Le voilà emprisonné au terme de moultes péripéties et intrigues. Lui qui se croyait imperméable à l’amour, s’éprend de la fille de son geôlier, Clélia Conti. Amour impossible qui conduit à la mort. C’est un roman étonnant, écrit en deux mois, fruit d’une improvisation constante, où l’on voit se déployer l’énergie, le courage propre aux héros stendhaliens, où l’on voit surtout l’amour de l’auteur pour l’Italie et sa langue, et sa culture. J’ai adoré ce livre, pour ma part, même si je trouve que Fabrice est un anti-héros, « un « grand dadais » qui se met dans des situations invraisemblables parce que « il se la joue » sans cesse pour lui-même, par une peur constante de la médiocrité… En même temps cette grande exigence pour lui-même, l’amène constamment à se dépasser et à devenir « héroïque ».

 

Danièle nous a fait découvrir Robert Bober, réalisateur, metteur en scène, écrivain français d’origine allemande (né à Berlin en 1931). Il fut un ami de Georges Pérec. Elle a lu de lui Berg et Beck, roman autobiographique, roman sur l’enfance, puisqu’on y raconte l’amitié très forte entre deux enfants juifs, Berg et Beck et leur vie à Paris lorsqu’ils fréquentaient la communale. Un matin, Beck et ses parents sont emmenés au Vel d’Hiv, lors de la rafle réalisée par la police française pour l’occupant nazi.

Ils ne se reverront plus. Devenu moniteur de colonie de vacances pour la Commission centrale de l’Enfance, chargée des enfants de déportés, Berg écrit à son ami des lettres qui ne seront jamais lues par leur destinataire où il égrène les souvenirs communs, si vivants dans son esprit. Des lettres en hommage aux morts et en supplique aux vivants. Une double destination fascinante …

 Elle a lu aussi une vie ( ?) de Robert Desnos où l’on montre son engagement, sa rencontre avec Breton et le mouvement surréaliste, ses expériences stupéfiantes d’écriture automatique, son engagement dans la Résistance, sa mort en déportation, libéré pourtant, mais on ne pourra le sauver du typhus. Il a écrit une œuvre poétique très belle, peu connue. Merci Danièle de nous avoir conduites à cette œuvre pour la revisiter.

Marie a lu avec plaisir Le dit de Tian-yi de François Cheng, un auteur que nous connaissons à divers titres, comme essayiste, romancier ou poète.

Annick a aimé également Les Désorientés d’Amin Malouf, qui soulève le problème des chrétiens d’Orient.

Simone a lu un livre inclassable, La Cour aux Esprits, de H.R. à la fois réflexion sociologique sur la misère, récit autobiographique de la petite enfance, qui s’attache à un lieu précis, la cour de la mairie (lieu de pouvoir) une cour à l’importance ethnographique (quand y vivent des marins dans une société maritime), cadre de vie de l’après-guerre, en pleine crise du logement ; laboratoire d’écriture qui mêle le poème, la nouvelle, à l’essai…

Vous aurez remarqué que le titre doit quelque chose à Isabel Allende car le texte a cette même prétention de ramener à la vie des gens modestes depuis longtemps disparus : il s’agit bien de les faire « revenir ».

Voilà un plaidoyer pro domo…En tous les cas une présentation positive avec toutes les nuances qui s’imposent ! Simone a été sensible à l’aspect ethnographique de ce texte.

Nous avons prévu de nous revoir après le voyage de Christiane, le mercredi 29 novembre avec Quichotte de Salman RUSHDIE et Triste Tigre de Neige Sinno dont Nathalie n’a pas eu le temps de parler, elle est convaincue de la qualité et de l’originalité de cette écriture.

23 juin 2023

Clôturer l'année en beauté!

 

 

En ce 21 juin, fête de la musique, temps chaud et lourd près de notre bassin attitré aux Tuileries. Nous étions six, sans Annick ni Marie, parties en vacances. Dans une ambiance sympathique, et conviviale, confortée par la présence d’autres cercles amicaux près de nous, nous avons échangé sur nos lectures et nos activités : succès de Christiane, dont le travail et le talent viennent d’être récompensés par une mention très bien à un examen de chant lyrique ; progression dans la dernière ligne droite du film de Daisy ; et publication du livre d’Hélène, La Cour aux Esprits (réflexion sociologique sur des éléments biographiques).

« En levant le coude » (chacune ayant apporté son verre, selon la coutume) nous gardions néanmoins, « sous l’autre coude », Anna Karénine de Tolstoï, et autres découvertes de lecture.

J’ai défendu Anna, le personnage de Tolstoï, contre Daisy qui le trouvait considérablement vieilli, ne retenant du roman que la peinture sociale, d’une société et d’un régime en fin de course, ainsi que la caractérisation des deux sociétés, la moscovite et la saint pétersbourgeoise.

Christiane a ajouté que Tolstoï avait souffert en écrivant ce roman, paru en feuilleton dans Le Messager Russe en 1877, écrit en un an, et qui connut dès sa parution un grand succès. Comme pour Emma Bovary de Flaubert, l’idée du roman est née d’un fait divers. En 1872, L. Tolstoï apprend que la maîtresse d’un de ses voisins s’est jetée sous les roues d’un train ; il aura l’occasion de voir le corps de cette femme et se lancera dans l’écriture de l’ébauche d’Anna Karénine.

Il s’inspire aussi de son propre mariage avec Sofia Andreïevna Bers, épousée en 1862. Mariage d’amour, mais qui va générer une réflexion, des interrogations sur le couple. D’autres interrogations, d’ordre existentiel apparaissent dans ce roman où transparaît le pessimisme de son auteur.

Anna Karénine, aux côtés de La Guerre et la Paix, est un des grands romans du XIXème siècle, reconnu par Nabokov (Littérature) et bien d’autres critiques. Pour moi, Anna est un personnage romanesque tout à fait crédible, humain, qui continue à toucher, voire à charmer le lecteur, tant l’auteur a su lui donner une personnalité attachante.

Sa beauté singulière est soulignée à diverses reprises, dès son entrée dans le roman, mais aussi par les portraits qui sont faits d’elle en Italie (par un peintre connu et par Vronsky), maintes fois comparés par le visiteur de passage, à l’original, toujours supérieur. L’élégance et la simplicité de sa mise, son goût très sûr, contribuent à cette présence inégalable en société.

Sa puissance de séduction doit beaucoup à sa personnalité, sa culture, son art de la conversation et de la persuasion, reposant non seulement sur les bonnes manières mais surtout sur une réelle empathie. Ce qui frappe chez Anna Karénine, c’est sa grande honnêteté morale : elle va jusqu’au bout de ses choix. Pour l’amour de Vronsky, elle renonce à sa position dans la société, et donc aux pratiques culturelles qui jusqu’alors régulaient sa vie ; elle renonce, non sans douleur, sans remords lancinants, à son fils Sergueï. On ne peut qu’être frappé par la différence des situations entre le frère (Oblonski, dit Stiva , qui multiplie les maîtresses, mène une vie dissolue, mais garde son foyer, sa femme et ses enfants ) et la sœur, Anna qui, en quittant son mari, perd sa position sociale et est mise au ban de la « bonne » société.

Cette honnêteté morale, cet amour absolu qu’elle porte à Vronsky, lui font ignorer tout compromis avec elle-même, mais la font souffrir de la distance qui s’installe peu à peu dans le couple, au retour d’Italie, dans la vie quotidienne à deux, à la campagne : Vronsky ne sait pas aimer au même diapason. Ce n’est certes pas l’idéal du couple rêvé par Tolstoï, qui lui oppose l’autre couple formé par Kitty et Liévine, amour fusionnel, qui devient un amour conjugal fondé sur la famille.

Et l’on n’aura pas tout dit sur le personnage d’Anna Karénine quand on soulignera encore sa grande intelligence. C’est aussi une femme qui réfléchit et qui pense ! Elle se tient au courant de toutes les questions importantes de la société russe (affranchissement, réformes agraires…), dont elle parle avec Vronsky et avec Liévine lorsque celui-ci lui rend visite.

Elle peut aussi parler d’art et de philosophie. Et comme Liévine, elle a commencé l’écriture d’un livre : c’est un point qui est à peine effleuré par Tolstoï (lors des visites rendues à Anna à la campagne), mais il semble qu’Anna ait la hauteur de réflexion et l’observation et l’étude nécessaires pour de tels travaux intellectuels.

Que Tolstoï ait souffert pour écrire ce livre, certes ! Que le prototype de l’épouse infidèle lui répugne (n’oublions pas non plus la misogynie dont il fait preuve dans la Sonate à Kreutzer), soit !

Mais il est réellement subjugué (pour ne pas dire « amoureux ») par son personnage qu’il pare de toutes les séductions.

 

Nathalie a parlé de ses découvertes de lecture :

-        Délai de Grâce d’Adelheid Duvanel. De courts récits (une page, une à deux pages) pour mettre en scène des personnages « différents », mais bouleversants. Nathalie a été séduite par cet univers et par cette écriture.

-        Elle a aimé également le recueil poétique de Jacques Ancet, Un léger Désespoir.

Christiane a beaucoup aimé L’Île des Âmes de Piergiorgo Pulixi, qu’elle qualifie de « polar sarde. J’ai commencé à le lire, c’est passionnant en effet. Ce livre a d’autres prétentions que de dérouler une intrigue policière ; l’auteur veut nous plonger dans la culture, la philologie de la langue sarde, en remontant vers des temps immémoriaux où l’île pratiquait le culte de Dionysos et les sacrifices humains.

Elle a aimé American Dirt, roman de Jeanine Cummins.

 

Danièle a parlé de Marie Hélène Laffont et de ses derniers livres qu’elle aime beaucoup, Les Sources, Histoire du fils.

Daisy nous rappelle combien elle a aimé Voyage au pays des Ze-ka de Julius Margolin, qu’elle nous recommande.

Jamais frères ? Ukraine et Russie, une tragédie post soviétique, livre d’Anna Colin Lebedev.

 

Cet été, nous avons envie de relire Stendhal. J’ai parlé de Lamiel, Daisy de la Chartreuse de Parme  et de son Journal…Mais allez vers ce qui vous plaît !

Un bel été à toutes !

 

14 février 2023

LE DERNIER LIVRE DE RUSSELL BANKS, OH CANADA

 

LE DERNIER LIVRE DE RUSSELL BANKS, OH CANADA

Russell Banks est un écrivain américain important, membre de l’Académie américaine des arts et des lettres. Il vient de décéder en janvier 2023 à l’âge de 82 ans. Son dernier livre a paru en 2021, sous le titre Foregone, traduit en français par Pierre Furlan, avec le titre OH, CANADA, il est publié en 2022. C’est de ce livre qu’il fut question lors de notre rencontre.

Nous connaissions déjà certains de ses romans : La Réserve, L’Affliction, De Beaux lendemains… dont nous avons parlé à l’occasion de leur parution, sans avoir de regard d’ensemble sur l’œuvre, sans voir les continuités, les ruptures, les engagements… Lors d’une rétrospective, Le Magazine du Monde souligne les prises de position politiques de cet écrivain, contre la guerre en Irak, contre le Patriot Act, sa présidence du Parlement international des écrivains créé par Salman Rushdie, la création d’un réseau de lieux d’asile pour écrivains exilés ou menacés (Cities of Refuge North America)…

Oh, Canada est un « roman-confession », un « roman -testament » : ce sont les termes que vous avez utilisés, Marie, Simone, Christiane, Daisy . Il met en scène en effet un documentariste célèbre, Léonard Fife, au terme de sa vie, une vie qu’il va confesser devant une caméra, sur un plateau où il a exigé le noir complet qui facilitera ses aveux.

Ses aveux ont une destinataire bien précise, sa femme Emma : sans sa présence attentive, sur le plateau, derrière lui qui ne la voit pas mais dont il sent la présence, il ne peut rien raconter. C’est principalement à elle qu’il adresse ses aveux, pour qu’elle connaisse l’homme qui, depuis plus de 35 ans fut « son déloyal compagnon, - déloyal parce que menteur ». Il se lance donc dans un récit de sa vie, livrant dans le désordre, sa vérité sur des épisodes anciens :

-auprès de sa première femme, Amy dont il divorça rapidement, peu de temps après la naissance de leur enfant ;

-son arrivée au Canada, à Montréal avec des rencontres et des engagements ;

-sa vie, son mariage avec une riche héritière de Virginie, Alicia Chapman, dont il eut deux enfants ;

-son retour à la maison paternelle et sa relation avec ses parents à Strafford Massachusetts, avant d’aller s’engager à Cuba…

Pourquoi ces souvenirs dans le désordre ?

Parce que ce récit de vie – non linéaire - ne correspond pas exactement au projet du cinéaste et de son équipe (Malcom, un ancien élève et assistant) qui attendent autre chose, un récit autour des engagements, des circonstances de la réalisation des films qui l’ont rendu célèbre. Malcom veut qu’on lui retrace un parcours professionnel, l’ascension d’un « créateur », d’un réalisateur célèbre, ses combats politiques... A chaque interruption du tournage (pour des raisons diverses, liées à des contraintes techniques propres au tournage, physiques de Léo, ou de soins à lui prodiguer, ou encore dues aux absences d’Emma…), il essaie de le remettre sur les rails d’un projet sans doute convenu à l’avance entre eux. Mais, sentant sa fin de plus en plus proche, Fife, a dévié pour une autre exigence : …  « depuis le début de mon adolescence, ma vie a été un cauchemar, un cauchemar dont je suis l’auteur, et j’essaie enfin de m’en sortir en me réveillant…  « c’est le seul moyen pour moi de finir ma vie avec une conscience nette » (p.173).

Des souvenirs dans le désordre parce que la mémoire est parfois défaillante, Leo Fife ne peut tout raconter.

Se dire, tout dire, trouver sa vérité, c’est sans doute ce qui préoccupa l’auteur lui-même dans les dernières années de sa vie.

Fort de cette lumière intérieure, il revisite toutes les lâchetés du passé devant Emma, sa femme, lui donnant ainsi l’attention qu’elle mérite. « Il a l’intention de partir en étant celui qui aime et qu’on aime » (p.129)

En racontant devant tous, devant sa femme, ses secrets et ses mensonges, Fife découvre et comprend les échecs de sa vie d’homme, ses insuffisances d’attention à l’autre, son incapacité à avoir une vraie relation équilibrée. « Il n’a jamais osé aimer ou être aimé par un autre être humain » (p.128).

 Marie a laissé percer son irritation devant cette confession « publique » (qui ménage une certaine mise en scène du Moi, quelles que soient les insuffisances de la mémoire). Si elle admire la technique d’écriture, elle trouve certains passages longs et inutiles. Le lecteur n’est pas loin de penser comme Emma : à quoi bon tous ces détails, ces télescopages d’époques, qui engendrent une certaine confusion, voire qui nuisent à la brillante image que ce documentariste va laisser derrière lui, et qu’elle, la bientôt veuve, va entretenir…

C’est un livre fascinant qui pose beaucoup de questions sur l’écriture de soi, sur ce qui reste d’une vie individuelle, sur le travail de la mémoire, sur ce qui est le moteur d’une vie : la réalisation nécessairement « égotiste » d’une vocation d’écrivain (en dépit des différents obstacles : le milieu social, des études inachevées…),  ou l’amour et l’attention qu’on est capable d’accorder aux autres ?

Christiane a parlé d’un policier (un « ethnopolar » dit Babelio) qu’elle a bien aimé, L’Île des Âmes, de Pulixi (écrivain italien qui situe l’action de son livre en Sardaigne). Elle nous en dira plus en mars. Mais l’ambiance mystérieuse lui plaît. « Explorer les racines du mal au plus profond de l’âme humaine », dit une critique enthousiaste.

Daisy a ensuite parlé d’un livre passionnant sur le Goulag, Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin (Ed. Le Bruit du Temps), écrit en 45-46. Un auteur né à Pinsk en Biélorussie le 14 oct 1900 et mort le 21 janvier 1971 à Tel-Aviv.

Un livre exceptionnel qui livre un témoignage, une information, et une réflexion car il décrit un système avec beaucoup d’intelligence. Margolin est un juif polonais qui s’est retrouvé après la guerre en territoire russe, et fut arrêté par le NKVD. Dès son retour des camps il écrit son livre et doit affronter une opinion internationale incrédule, l’U.R.S.S. étant tout auréolée de sa victoire contre le nazisme.

Nous avons prévu de nous voir le 15 mars, avec La Suite Française, de Irène Némirovsky.

 

 

14 janvier 2023

Pour commencer l'année 2023

 

 

 

Ce mercredi 11janvier nous nous sommes retrouvées au Café Beaubourg pour discuter principalement du dernier livre de l’écrivain chinois, Yan Lianke, Elles, écrit en 2019, édité en 2020, et publié aux éditions Picquier en 2022 : pour titre, un seul mot, et dessiné sur un fond rouge sang, un seul pictogramme qu’un pinceau, encore en mouvement, est en train d’achever à l’encre noire…

Une œuvre que nous connaissons déjà, dont nous avons lu plusieurs titres, toujours avec intérêt et plaisir : Le Rêve du Village des Ding, Bons Baisers de Lénine, Servir le peuple, Les Jours, les mois, les années

Certaines d’entre nous ont pu rencontrer l’auteur, il y a quelques années, au Salon du livre, échanger avec lui par l’intermédiaire de notre ancienne collègue, Brigitte Guilbaud, qui est une de ses traductrices dans notre langue et qui a traduit ce dernier livre.

Elles, nous en apprend plus sur lui. C’est ce qu’a fait remarquer Danièle qui a apprécié l’honnêteté de l’analyse personnelle, mais surtout, la finesse et l’humanité de sa plume. Ce livre se présente comme un album de famille, mettant principalement en scène les femmes de la famille Yan, après la publication, il y a dix ans d’une nouvelle que Yan Lianke avait consacrée à ses oncles (« Mes oncles et moi »). La question du genre du livre est directement abordée dans une sorte de préface (« A mes amis français »), intermédiaire selon lui, entre le sanwen (texte en prose visant l’authenticité) et le swibi (essai), pour relever du genre « néo-sanwen », traitant de la condition féminine pour la dénoncer comme inhumaine.

A travers diverses présentations et portraits de femmes de sa famille (sa mère, sa sœur, ses tantes, sa cousine, ses fïancées…) Yan Lianke montre, tout à la fois l’importance du mariage et de la famille dans la société chinoise, la pénibilité du travail de la terre et plus généralement de la vie à la campagne, et surtout la terrible condition des femmes à la campagne. Son livre a été ressenti en Chine, comme un livre féministe.

« Elles ne traite pas du féminisme, elles, en tant qu’être humains et êtres humains du genre féminin, m’ont permis de redécouvrir quatre générations de femmes de ma famille, c’est-à-dire un siècle de son histoire, de comprendre le tournant que vivent les femmes en Chine aujourd’hui et peut-être de donner au genre ancien du sanwen ou du swibi, une vitalité nouvelle, moderne - une expansion".

Yan Lianke ne se contente pas de « l’air du temps », il sait ce qu’est le féminisme, il en a lu les théoriciennes, dont Simone de Beauvoir et Le deuxième sexe : il en revisite les « idées-force » pour les appliquer – et les compléter – à ces femmes de la campagne, qu’elles soient de sa famille ou de son village. « En lisant ces livres…j’ai eu le sentiment confus que les femmes de Chine différaient de celles dont elles, ou ils, parlaient. C’est à partir de là que j’ai commencé à écrire Elles. En évoquant un troisième sexe, c’est à (ces femmes) que je pensais » (p. 7). Le choix, en titre, de ce pronom personnel, « elles » désigne de façon explicite un groupe humain féminin bien spécifique, une façon très claire de les distinguer des autres, comme de les montrer du doigt.

Les femmes chinoises cumulent en effet les deux conditions, féminine (par l’anatomie, le rôle social), et masculine (par la force et le travail qu’elles accomplissent à l’égal des hommes) ; ces femmes de la campagne représentent enfin un « troisième sexe », sorte de machine à travailler qui ne peut jamais s’arrêter. Pourrait-on ajouter - prolongeant la réflexion de Yan Lianke  -  que c’est le travail des champs qui engendre cette servitude que nous avons vue, nous aussi, dans nos campagnes et qui a entraîné l’exode rural, exode qui est au cœur de la vie et du livre de Yan Lianke.

Dans cet album de famille au féminin, le personnage de la mère a un relief particulier : avec elle, l’auteur montre la pénibilité de cette vie aux champs : à la tâche du matin au soir, sur tous les fronts, elle a vieilli prématurément et c’est son fils, selon la coutume chinoise qui s’occupe d’elle dans sa vieillesse, veillant aux soins médicaux et à son entretien matériel. La fin du livre nous livre, avec pudeur et retenue, une scène pleine de piété filiale (sorte de point d’orgue du livre, et de son propos), quand, au nouvel an, le fils vient aider sa mère à se laver, car elle n’y arrive pas seule. Moment intense où le fils se doit de « grandir » encore plus (délaissant le petit-fils qu’un instant auparavant il tenait sur ses genoux pour aller s’occuper du corps vieilli de sa mère, lui déclarant pour lui enlever la honte, « on est tous pareils ».

« Les femmes soutiennent la moitié du ciel » a dit Mao. Tout le monde connaît cette belle citation qui fait l’objet dans le livre d’une des multiples digressions avouées comme telles. Mais les femmes de la campagne, que peuvent-elles soutenir, engluées comme elles sont dans les travaux quotidiens incessants ? Elles ne participent pas à cet élan, bien qu’elles produisent les deux tiers des richesses mondiales (chiffres de l’OMS, le PNUD, la FNUAP, cités par l’auteur p. 202). La mère de l’auteur ne tire aucune gloire, aucune estime de soi, de ce travail exténuant et aliénant : elle fait disparaître rapidement le certificat de travailleuse modèle, qui lui fut décerné, un moment exposé dans la maison.

Que dire de l’écriture de ce livre ? Très littéraire, s’appuyant sur de multiples citations, engageant une véritable réflexion sur le sujet du féminisme, de la modernité et de ses bouleversements sociaux, « c’est un livre militant à sa façon, tout en retenue, en sensibilité, et en honnêteté » dit Le Monde (18 novembre 22).

Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli, est le second livre dont nous avons un peu parlé, lu par trois d’entre nous. Il représente un vrai succès d’édition, compte tenu du contexte (la guerre que mène la Russie en Ukraine), et du tournant qu’a pris le régime poutinien, compte tenu aussi de la compétence de l’auteur, spécialiste des questions politiques (il avait en 2019 effectué des recherches pour un livre antérieur, Les Ingénieurs du chaos, consacré aux conseillers des leaders populistes), et la qualité de son style.

Dans ce premier roman, il dresse le portrait d’une éminence grise de Poutine, Vladislav Sourkov, un idéologue qui a conceptualisé les notions de Verticale du Pouvoir et de Démocratie souveraine. Dans ce livre, le personnage de Vladimir Baranov livre le récit de sa vie à un inconnu (le narrateur), amateur de littérature et de Zamiatine, rencontré sur les réseaux sociaux.

L’auteur lui prête une vie personnelle avec des amours, des rencontres, une évolution dans les faveurs de celui que l’on nomme le Tsar, enfermé dans le Kremlin, Poutine. La confession de Sourkov a lieu alors qu’il a perdu les faveurs du « tsar » et qu’il est reclus dans sa datcha près de Moscou. On peut déterminer la durée de son influence comme conseiller, sur une quinzaine d’années, jusqu’aux jeux de Sotchi où il fut l’artisan, le metteur en scène des spectacles sons et lumières, à l’ouverture et la fermeture des jeux, montrant l’histoire glorieuse de la Russie à travers les âges.

Quelle fut la nature de son emprise ?

- manier l’art de la séduction et de la manipulation,

- créer des mythologies

- désigner des boucs émissaires pour éteindre les mécontentements populaires

- reconstruire l’imaginaire collectif (par l’intermédiaire notamment d’une télévision barbare et vulgaire)

- pour donner du souffle au régime et éviter l’apathie, il  invente de toutes pièces une opposition avec la création d’un parti nationaliste Patrie, et un parti de centre gauche Russie Juste…

- créer également un mouvement de jeunesse, Nachi (pro Poutine) conçu comme une arme face à une éventuelle révolution de couleur.

A travers ces pages, Sourkov-Baranov apparaît davantage comme un caméléon (se pliant aux circonstances, aux attentes, aux divers partisans qu’il recrute pour les utiliser), plutôt qu’en idéologue. Il faut lire ce livre pour comprendre comment on peut manipuler les masses en utilisant les différentes technologies (par exemple en informatique avec entre autres, la création d’un intranet russe…), comment le mensonge est au centre de la vie politique, comment la presse ne peut être qu’un organe du pouvoir. Un livre qui nous fait comprendre un système, qui montre une cohérence dans l’invasion de l’Ukraine, pas encore d’actualité. C’est convaincant et brillant.

Nous avons prévu de nous voir en février : pourquoi pas le mercredi 8Février, pour discuter du dernier livre de Russel Banks, Oh, Canada.

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27 novembre 2022

Pour clôturer l'année, sentir avec Stefansson, comprendre avec

 

Notre point focal, ce mercredi 23 novembre, fut Jon Kalman Stefansson, dont certaines d’entre nous avaient lu la totalité de la trilogie : Entre Ciel et Mer, La tristesse des Anges, Le Cœur de l’homme…Mais pour la plupart, nous découvrons cet écrivain islandais contemporain avec un premier livre, Entre Ciel et Mer, dont nous apprécions la belle traduction due à Eric Boury. Pour sa part, Christiane a commencé son dernier roman (2022), Ton absence n’est que ténèbres (un narrateur amnésique est à la recherche de son identité et recueille les récits que lui livrent des êtres de rencontre sur leur passé…des récits qui dessinent l’histoire de l’Islande…)

Né à Reykjavik, le 17 décembre 63, Stefansson est un auteur reconnu dans la littérature scandinave (grand prix de littérature du conseil nordique). Il a obtenu en France, en 2022, le prix Médicis étranger, le prix Millepages pour D’ailleurs les Poissons n’ont pas de pieds (2013, Gallimard). C’est un romancier et un poète.

Certes, il parle de son pays, et des gens qui y vivent, dans un environnement sévère, difficile et dangereux, avec leur mentalité propre (rapport au corps, relations entre hommes et femmes, croyances…) en lien étroit avec la pauvreté, ou la profusion, de la lumière. Mais il ne fait pas du « folklorique ».

 Il atteint l’universel par son étude du cœur humain et des besoins vitaux de l’individu, sécurité, amour, donner du sens à l’action…Ainsi dans Entre Ciel et Terre, nous découvrons la vie difficile des pêcheurs islandais, au XIXème siècle, leur rapport à la mer, leur lutte quotidienne tout simplement pour rester en vie, leur besoin profond de liens, amour, amitié. Tout cela leur apparaît nettement, grâce à la poésie, par la lecture du Paradis perdu de Milton. « Nulle chose ne m’est plaisir en dehors de toi » : un vers qui dit tout pour Barour, pêcheur à la morue, un vers qui le renvoie à l’absente, Andrea, un vers qui l’obsède au point de lui faire oublier ses réflexes vitaux, comme emporter la vareuse de cuir qui, en mer, le protègera du froid.

Nous avons parlé de la puissance de la nature obtenue, non pas par des descriptions ciblées du paysage, dont les éléments s’imposent pourtant à nous ; mais par le ressenti du personnage dans son action :

      - descendre de la montagne,

      - remonter la barque sur une grève,

      - souquer ferme en mer,

      - observer le ciel sur les lieux de pêche, les eaux pour trouver les

        bancs de morue, 

      - manger et de dormir dans le baraquement, non loin de la grève…

Cela donne beaucoup de présence aux lieux, comme aux personnages. Quelqu’un a dit (Christiane, je crois) que les personnages, et la nature, étaient à la fois poétiques et « crus », comme on dit en picard, c’est-à-dire précis, sauvages.

Il fut aussi question de George Eliot, la romancière anglaise du XIXème siècle, que nous avons apprécié dans Middlemarch, ou dans Le Moulin sur la Floss. Il s’agissait pour moi de présenter en deux mots, son long et dernier roman, Daniel Deronda, paru en 1876. Chose difficile car c’est tout un monde qui nous est dépeint là, avec deux pôles principaux : le personnage éponyme, Daniel Deronda, pupille de Sir Hugo Mallinger, et Gwendolen Harleth une belle jeune fille, enfant gâtée par sa mère, veuve qui vit désormais à la campagne, auprès de sa sœur, épouse d’un pasteur, et de toute sa famille.

Les deux jeunes gens se rencontrent incidemment au début et se retrouveront à plusieurs reprises. Toutefois , l’auteure batit autour de ces deux figures, deux intrigues propres : Daniel est à la recherche de ses origines, qu’il perçoit peu à peu dans diverses circonstances et rencontres, avant de l’apprendre explicitement de la bouche d’une mère qui l’a abandonné tout petit, le confiant à Sir Hugo (qui a eu pour charge d’en faire un parfait gentleman anglais), lui refusant délibérément la connaissance de ses origines juives qu’il assumera, adoptant même les nouvelles idées sionistes ; Gwendolen, pour sa part, fait un mariage d’intérêt pour sauver sa mère - soudainement ruinée - de la misère et se retrouve sous l’emprise d’un mari dominateur et sadique, le neveu, et futur héritier de Sir Hugo, Henleigh Grandcourt. Les deux intrigues interfèrent de temps à autre, pour se séparer définitivement avec le veuvage et la solitude de Gwendolen, puis le mariage de Deronda avec une jeune juive, Mirah, qu’il avait sauvée de la noyade, et qu’il emmène alors, en voyage en Palestine.

Il faut à nouveau apprécier la force de ce monde fictif créé par George Eliot et la finesse de son analyse dans tous les domaines, psychologique, économique, moral, philosophique…Comme tous les romans précédents (l’œuvre est à présent dans la Pléïade), un roman passionnant et très abouti.

 

Simone a parlé parallèlement d’un autre auteur, le Franco-Italien, Giuliano de Empoli, qui a écrit en langue française, le roman, actuellement très demandé, Le mage du Kremlin. Ce livre, qui nous explique un peu mieux les arcanes du pouvoir russe et qui contribue à éclairer le conflit actuel en Ukraine, va circuler entre nous. Nous pourrions en parler la fois prochaine avec un autre livre, sur le même sujet (mais si la lecture en est captivante, ce n’est pas un roman). Il s’agit du livre de Catherine Belton, Les Hommes de Poutine.

Mais nous voulons surtout découvrir le nouveau livre de Yan Lianke dont nous connaissons un peu l’œuvre romanesque (Servir le Peuple, Bons baisers de Lénine, Le rêve du Village des Ding, Les Jours, les mois, les années…), ELLES, chez Picquier, traduit par notre ancienne collègue, Brigitte Guimont.

Nous nous verrons le mercredi 11janvier de la nouvelle année…

 

 

 

 

7 octobre 2022

5 octobre, rentrée littéraire avec les Lettres espagnoles

 

Ce mercredi 5 octobre nous nous sommes retrouvées au Café Beaubourg, à cinq : Danièle, Christiane, Simone, Marie et moi, rejointes plus tard, par Annick.

Nous avions principalement au programme deux auteurs espagnols :

-       Javier Cercas pour Indépendance, deuxième tome de la trilogie consacrée à Terra Alta et au policier Melchior Marín. Il est enfin traduit en français. (Le troisième volume vient d'être publié en Espagne,sous le titre El Castillo de Barbazul)

-       Javier Marías qui vient de mourir du Covid à Madrid. Nous avions aimé (en partie parce qu’il faut s’accrocher à cette lecture !) Demain dans la bataille, pense à moi (mais aussi d’autres titres comme Un cœur si blanc)

 

Les deux sont bien connus de nous.

De Cercas, nous avons lu d’autres livres, antérieurs à cette trilogie qui inaugure un nouveau mode d’écriture en sortant de l’autobiographie et de l’enquête journalistique, jusqu’alors pratiqués, pour construire une fiction autour d’un personnage-policier-justicier, Melchior.

Indépendance est un livre politique « habillé d’une fiction policière », évoquant la tentative d’indépendance de la Catalogne. Cercas nous en montre les dessous :  il est une règle d’or pour les puissantes et influentes familles catalanes – dont sont issus les trois mentors de la maire de Barcelone -  une règle de discrétion pour manœuvrer dans l’ombre.

« Le Procès n’a presque rien changé, ni à Barcelone ni en Catalogne, ni en quelque endroit que ce soit : la seule chose que fit le Procès fut de changer quelque chose, très peu de chose de l’ordre de l’anecdotique, pour que rien d’essentiel ne changeât ».

Nos journaux français Le Monde (5mai 2018) et Libération (6 novembre 2017), ont fait une critique positive de ce livre intéressant qui inscrit la tentative d’autonomie de la Catalogne dans la vague de populisme qui déferle en Europe et aux Etats Unis. Dans les archives du blog (sans doute septembre 2021), le livre et ses personnages sont longuement analysés.

 

« Demain dans la bataille, pense à moi » : une citation de la pièce de Shakespeare, Richard III, qui donne son titre au livre de Javier Marías, ancien professeur de littérature anglaise connaissant bien Shakespeare.

Un livre étonnant par son écriture qui livre un long monologue intérieur (flux mental inspiré par une réalité immédiate pleine de surprises qui appelle une action sans délai ; inspiré encore par l’observation de l’environnement pour tenter de faire face ; nourri par les souvenirs appropriés, ou pas).

Monologue du personnage principal, Victor, scénariste pour la télévision et « nègre » à l’occasion.

Ce dernier est invité un soir chez Marta, mariée, mère d’un enfant. Alors qu’ils sont dans la chambre, « à demi vêtus et à demi dévêtus », Marta se sent de plus en plus mal, jusqu’à agoniser et mourir.

Ce n’est pas un livre facile à lire en raison de ce flux mental et verbal, un peu étouffant. Mais à chaque étape de la narration, le lecteur a envie de savoir, comment il va sortir de cet appartement en laissant un enfant de deux ans, seul avec sa mère morte ; comment il va s’y prendre pour communiquer avec la famille de Marta, à qui il se dérobe ; comment cette famille s’y prend pour retrouver « l’homme d’un soir » ; qui est réellement Marta… De nombreuses questions sont abordées par ce livre : le temps, le travail de la mémoire pour se souvenir, ou oublier ! L’identité, les identités que peut avoir un seul être…Des questions existentielles et philosophiques.

Annick a rappelé son intérêt pour l’œuvre, et son admiration pour la figure intellectuelle de Javier Marías.

 

D’autres lectures de l’été ont été abordées : Jón Kalman Stefansson  et son merveilleux livre Entre le Ciel et la terre, présenté par Marie, lu et apprécié également par Simone. Cela nous donne envie d’en lire plus de cet auteur : La Tristesse des Anges, Ton absence n’est que ténèbres, D’ailleurs les poissons n’ont pas de poids

Danièle a bien aimé Epépé de Ferenc Karinthy : un linguiste – Budaï – se trouve égaré à l’étranger sans pourvoir s’appuyer sur un seul point de repère lui permettant de communiquer, de se diriger, de sortir d’un pays dont il ignore le nom…

C’est avec le même enthousiasme que Simone (je crois) a parlé du livre de Rohinton Mistry, L’équilibre du Monde.

 

Christiane a parlé de ses lectures d’auteurs australiens : - Kenneth Cook, et surtout Patrick White  (prix Nobel de littérature en 1973) qui lui a bien plu avec Voss.

Il fut question également du livre de Virginie Despentes, Cher Connard qui n’a pas rencontré le même intérêt que King Kong Théorie du même auteur.

Marie a parlé positivement d’Histoires de la Nuit de Mauvinier, auteur qu'elle aime bien.

 

Le livre de Joseph Czapski, Proust contre la déchéance, qui conte l’intérêt que portent les prisonniers d’un camp (en 39-40 à Griazowietz) à l’œuvre de Proust, présentée à ses camarades par l’auteur. Ce dernier n’est en rien un spécialiste, seulement un simple lecteur de la Recherche. Un livre moyennement intéressant, selon sa présentatrice (Marie ?)

 

Mettons STEFANSON (auteur islandais) au programme pour la fois prochaine, en novembre ? 

14 mai 2022

En mai 2022, seules à l'étage!

 

 

Au Café Beaubourg, ce mercredi 11 mai, nous avions tout le premier étage pour nous ! Il fallait seulement braver l’interdiction de monter et décrocher le cordon. J’ai ouvert la voie, avec autorisation... Et on nous a proposé une nouvelle carte, où vins et boissons détox sont toujours aussi chers.

Il y avait le chat qui s’ennuyait ferme, faute de clients à l’étage. Mais nous n’avons pas vu l’homme au catogan qui continue sans doute à confiner.

Trêve de plaisanterie, nous avons parlé de nos lectures en cours : celle des romans d’Andreï Kourkov, Le Pingouin (bientôt lu par Annick), et Les Abeilles Grises (bientôt lu par Marie). Nous y reviendrons donc la prochaine fois. Kourkov est, paraît-il, l’écrivain ukrainien préféré des Français…

Nathalie nous a fait découvrir un poète du XIXème siècle, Charles-Louis Philippe (1874-1909) dont elle avait apporté un recueil, Les Contes du Matin. Ce poète magnifique (je tombe sur une confession étonnante de sincérité et de lucidité : (fils de sabotier) « j’appartiens à une génération qui n’est pas encore passée par les livres… ») fait l’objet d’une analyse de sa part, que je mettrai en deuxième partie du compte rendu.

Elle a aussi parlé de ses lectures d’un poète italien, Federigo Tozzi, Barques renversées, livre de pensées, d’aphorismes, si j’ai bien compris. Cela me donne envie d’avoir ce beau livre entre les mains et de le lire. C’est un titre très magnétique.

Par des voies détournées, nous avons parlé de la situation des femmes (en Afghanistan, aux USA…), puis de l’écriture de soi et d’Annie Ernaux, invitée d’honneur de La Grande Librairie, pour son dernier livre très court, Le jeune homme, où elle raconte un autre épisode de sa vie, son aventure avec un homme bien plus jeune qu’elle. Au-delà de la relation transgénérationnelle, elle analyse les interdits que cela représente pour une femme ou pour un jeune homme, en butte aux idées reçues sur la sexualité, la procréation, et les rôles de pouvoir entre les sexes. Dans cette voie de l’écriture de soi, nous avons souligné l’originalité d’un écrivain que nous aimons bien (et qui est très influencé par Annie Ernaux qu’il aime beaucoup) : il s’agit de l’historien-romancier I. Jablonka avec son Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, où, lui aussi, mêle à l’histoire de sa famille, la grande Histoire dévastatrice.

Pour Nathalie, il y eut d’autres lectures souvent inspirées par ses découvertes littéraires, le Journal de Gide (en correspondance avec Charles-Louis Philippe), celui d’Anita Pittoni qu’elle nous avait fait connaître (Confession Téméraire) : une femme étonnante par son originalité et la profondeur de son observation.

 

Nous avons ensuite passé à une romancière que nous avions mise au programme, Louise Erdrich qui s’est faite la porte-parole des Indiens d’Amérique du nord : elle est elle-même, métis, et connaît de l’intérieur, le malaise de cette déculturation, consécutive à l’invasion et à la perte des territoires, et au non -respect des accords passés avec les Blancs.

Nous avons un peu parlé de son dernier livre, L’Homme qui veille, qui reste en cours de lecture pour le groupe. Nous n’avons donc pas défloré le sujet, seulement fait remarquer que ce livre mettait en scène des gens ordinaires, et même des gens très pauvres vivant sur une réserve, mais déterminés à défendre la terre sur laquelle ils vivent, avec un mode de vie un peu fidèle à celui de leurs ancêtres, tout en acceptant, pour la plupart, la modernité en marche.

Thomas, un indien Chippewa (ce qui est également l’ethnie de Louise Erdrich qui s’est inspirée de son propre grand-père pour camper le personnage) est au centre du livre ; il est celui qui veille à la survie des Indiens. Il partage la vedette avec sa nièce, Patrice, qui poursuit une autre quête, concernant les femmes indiennes, d’abord retrouver sa sœur Vera, dont on est sans nouvelles depuis qu’elle est partie à Minneapolis et ensuite, savoir ce qu’elle veut de l’existence.

Thomas, par sa fonction de veilleur de nuit dans une petite usine de pierres d’horlogerie, est « l’homme qui veille » : il veille aux droits des siens, et va mener une action au nom du conseil tribal qu’il a alerté et mobilisé, allant jusqu’au sénat à Washington, pour empêcher l’adoption d’une loi proposée par un sénateur ultra conservateur (un Mormon), visant à émanciper les Indiens, autrement dit, à les « lâcher », à leur enlever leurs derniers territoires pour qu’ils aillent vivre dans des banlieues urbaines où ils seront des proies, ou des épaves, comme le montre l’exemple terrifiant de la jeune Vera, cette sœur que Patrice est allée rechercher.

Les deux intrigues se croisent et, au fil de leur développement, nous voyons la façon de vivre très communautaire des familles indiennes, leurs mentalités, leurs croyances et leurs représentations. C’est passionnant de voir à l’œuvre ce dialogue avec les esprits, comment les indiens se sentent intégrés dans le monde physique dont ils ne sont qu’une partie, ce qui les oblige à prendre soin de l’ensemble des ressources et à respecter la vie animale qu’ils ne prélèvent que pour se nourrir et presqu’en s’excusant. Nous les voyons aussi dialoguer avec leurs fantômes qui leur rendent visite, parce qu’ils ont encore quelque chose de précis à dire ou à faire. C’est un autre mode de pensée.

Le lecteur peut penser que ces deux quêtes aboutissent à la fin du livre, quand Thomas revient chez lui, tous les personnages semblent prêts à se lancer dans leurs projets de vie. La relève semble assurée, et la mémoire du peuple indien sera préservée : deux jeunes filles Chippewa (dont Patrice) se lancent dans des études universitaires pour connaître les droits, la Loi, et dire ensuite auprès des leurs. Nous les lectrices, nous avons été sensibles (comme les personnages du livre) au poids des mots, comme la « Termination » pour signifier l’assimilation forcée. Il y en a d’autres.

Le dialogue avec les morts m’a fait penser au livre de Delphine Horvilleur, Vivre avec nos morts que je suis en train de terminer, que Danièle connaît également. C’est un livre de réflexion sur sa pratique de « rabbin laïc », telle qu’elle fut complimentée par un parent d’Elsa, une des victimes de Charlie Hebdo. Une épithète qui la fait réfléchir à tous les accompagnements qu’elle offre aux familles juives qui le lui demandent parce qu’elle est femme, jeune, avec d’autres options que les traditionnalistes. Cette réflexion est d’une grande humanité et d’une grande finesse qui rendent cette personne et sa fonction - telle qu’elle la porte - éminemment sympathiques. J’ai aimé le type de consolation qu’elle peut apporter, qu’elle a apportée aux familles de Simone Weil ou de Marceline Loridan, celles qui s’appelaient entre elles « les filles de Birkenau » et qui étaient si différentes, pourtant si unies.

Pour le rabbin qu’elle est, il faut savoir évoquer au mieux la vie des disparus devant leurs proches pour que ceux-ci puissent accepter leur disparition. Vivre avec les morts, certes mais dialoguer avec eux ? C’est une autre chose, bien qu’il y ait dans la tradition juive des dialogues (marchandages, parfois, j’ai lu aussi Max Jacob) avec l’Eternel, et sans doute aussi, avec les défunts disparus qui ont encore quelque chose à nous dire, avec les revenants, ceux que les vieilles légendes juives appellent les Dibbouk.

Un livre étonnant qui m’a donné envie d’échanger avec l’auteure, sur un livre que je présente spontanément avec un autre titre, Parler avec nos morts… Allez savoir pourquoi ? Je rectifie aussitôt.

Nous avons prévu de nous voir au mois de juin, le mercredi 8 juin  à 17 heures à l’Hôtel de la Marine. D’ici là, relisez…Jacques le Fataliste (Annick !) ou L’Île aux esclaves, ou…, pour mettre un pied non pas seulement chez Louis XV, mais au XVIIIème siècle.

Le livre que nous avons mis au programme pour une discussion autour d’un verre, est Les Abeilles grises de Kourkov.

Il n’y a pas de deuxième partie : Nathalie l’a voulu ainsi, par diplomatie ! 

16 mars 2022

En mars, au café avec Danièle

Danièle et Marie ont lu, de Daniel Mendelsohn,   Un père, un fils, une épopée.

L'auteur (né en 1960) est professeur de littérature dans une université américaine ; il va faire un séminaire sur l'Odyssée et son père, octogénaire, qui n'est pas du tout spécialiste de littérature (mathématicien), lui demande d'y assister. Ce père et ce fils n’étaient pas très proches ; le fils a eu honte des manières frustes de son père dans son enfance.

Le père est très assidu et s’exprime souvent et avec conviction (sur l’héroïsme d’Ulysse, qu’il met en cause,  sur ce qui fonde l’union de deux personnes mariées).

Les étudiants se mettent à participer, à discuter à partir des réflexions du père. Le cours s’en trouve modifié ainsi que, parallèlement, les rapports entre le fils et le père. Ils poursuivront ce rapprochement par une croisière sur les traces d’Ulysse.

Danièle a été amusée par le personnage très pittoresque du père et  intéressée par l’évolution des rapports entre le père et le fils  (les souvenirs familiaux revisités) et la manière dont la présence de cette tierce personne modifiait le séminaire. Intéressée aussi par le rapprochement avec la relation entre Ulysse et Télémaque.

Un livre très beau et juste.

Entretien de D. Mendelsohn avec Libération :

Libé : Pourquoi ne pas avoir écrit sur votre père sans l’Odyssée en contrepoint ?

Parce que c'est ma façon d'écrire, je fais tout le temps comme ça. J'ai tricoté dans deux livres précédents, les Disparus et l'Etreinte fugitive, cet entrelacement entre narration personnelle et commentaire critique de textes anciens - il s'agissait de la Bible dans les Disparus. Lorsque mon père m'a demandé d'assister à mon cours sur Homère, j'y ai vu l'occasion de faire un de mes habituels entrelacements, sans savoir ce que donnerait plus tard cet exercice. Mais il me semblait qu'avoir mon père comme étudiant serait intéressant, et puisque l'Odyssée est un texte obsédé par la relation père et fils, il était à mes yeux évident et nécessaire de tisser ces deux histoires. C'était mon devoir d'écrivain.

A mes étudiants, elle a permis de se rebeller contre moi parce que les interventions de mon père leur posaient souvent problème, elles les agaçaient parce que lui-même s’agaçait contre Ulysse, qu’il ne trouvait pas héroïque. D’un point de vue pédagogique, c’était excellent. Après cette expérience, j’ai changé ma façon d’enseigner. Aujourd’hui je suis plus ouvert, plus détendu. Pourtant j’enseigne depuis 1989

Il était dur, il y avait des tensions entre lui et moi et nous avons essayé de les résoudre à la fin de sa vie. Le jour où mon père a parlé devant la classe de sa relation avec ma mère, de ces petites choses qui scellent l'intimité d'un couple, a été un tournant dans le cours, et un tournant pour moi, dans la façon dont je voyais mon père. Les étudiants ont été très frappés par cette intervention et, de mon côté, je me suis dit : «Je suis en train de vivre l'Odyssée avec mon père, je le découvre.» Cette scène de la fin du livre est le climax de ce séminaire. Je pensais que les étudiants allaient rire de ce vieillard qui parlait de son couple, qui faisait, même brièvement, allusion aux choses physiques. Or ils ne se sont pas du tout moqués de lui, ils étaient au contraire fascinés. Lorsqu'il fait cette remarque, la vie et le texte ne font plus qu'un. Ils se superposent. Les étudiants ont 17 ans, ils ne savent presque rien de la vie d'adulte ou du couple et ils discutent d'un mariage, celui d'Ulysse et de Pénélope, qui existe depuis plus longtemps que leur vie à eux, et d'une absence de vingt ans! C'est difficile de leur faire comprendre ce que le texte dit à ce sujet et grâce à la remarque de mon père, ils ont compris quelque chose. Ils ont été bouleversés par cette scène. Ils m'en ont parlé après la mort de mon père - puisque le séminaire a continué après, c'était très particulier et très fort, d'ailleurs, que le cours reprenne alors qu'ils l’avaient connu. 

…………………………………………………………………………………………………

Danièle a lu Ombres sur l’Hudson, un roman d'Isaac Bashevis Singer paru en 1957.

Initialement publié en yiddish (langue orale), il n'a été traduit en anglais qu'en 1998, puis en français en 2001,

I.B. Singer est né en 1904 en Pologne, a vécu enfant dans un quartier pauvre. Son père rabbin était le descendant d’un fondateur du hassidisme et il avait une fonction de juge et conseil dans leur quartier (cf. Au tribunal de mon père). Isaac Bashevis a reçu une éducation traditionnelle et religieuse ; lui et son frère ont commencé une formation pour devenir rabbins mais s’en sont écartés ; Isaac Bashevis Singer commence à écrire des romans.

En 1935, son frère et lui, angoissés par la montée de l’antisémitisme, partent vivre en Amérique. Il promet à Rachel, son épouse, de la faire venir aux États-Unis avec Israël, leur enfant, qui a 5 ans. Cela ne se produira jamais. Rachel, alors communiste, part en URSS avec son fils. Puis, leur route les mènera en Palestine.

Les premières années de Singer aux États-Unis sont difficiles. Déraciné, il éprouve des difficultés à s'adapter au mode de vie américain. À New York, les parents juifs n'enseignent plus le yiddish… En 1937, il rencontre et épouse Alma Haimann.

Dans Ombres sur l’Hudson, ces éléments autobiographiques nourrissent la peinture des personnages et de leurs tourments. A travers eux, Singer interroge la notion d'identité juive, un être en proie aux doutes, déchiré entre le respect de ses traditions et la volonté d'assouvir ses passions dans une société où il cherche à s'imposer sans jamais trouver sa place

Le roman se déroule en 1947 à New York et relate la vie d’une communauté de juifs venant de Pologne, rescapés de la shoah ; un premier cercle se compose d’hommes âgés, qui, après avoir fait fortune  à New York, se replient entre eux et communient dans leurs souvenirs ; ils sont à la fois soulagés d’avoir pu échapper à la shoah et pleins de culpabilité car une partie de leur famille a été assassinée dans les camps.

Dans la génération des quadragénaires, le personnage principal est Hertz Grein, journaliste ; il quitte sa femme et sa maîtresse pour vivre avec Anna Makaver, qui a 20 ans de moins que lui et qui a été son élève, enfant, à Varsovie.

Ils vontd’abord en Floride où ils rencontrent une pittoresque communauté de juifs new yorkais en vacances, dont ils connaissent certains, qui portent un regard indiscret et sévère sur ce couple illégitime. Ce qui devait être le début du bonheur de deux amants se change en malentendus et en culpabilité (d’autant que Grein apprend que son épouse a un cancer), jusqu’au retour à New York de Grein, qui finit par retrouver les gestes puis la spiritualité de sa religion.

Ce qui a intéressé Danièle :

- l’apport documentaire sur cette génération de Juifs exilés à New York et forcément très marqués par la Schoah ;

- les personnages : la communauté des hommes âgés, qui une fois terminée leur vie active, tombent ensemble dans une sorte de dépression alimentée par le souvenir de ceux qui n’ont pas survécu,

- la peinture satirique de la communauté bruyante et cancanière des vacanciers en Floride,

- le personnage central de Grein (son rapport aux femmes, à la religion, son indécision, son évolution),

- les personnages féminins (notamment une ancienne maîtressse de Grein, très amoureuse et excessive, chez qui il se réfugie à plusieurs reprises)

- plus généralement l’atmosphère mélancolique et passionnée – qui me donne envie de relire Belle du Seigneur et m’a fait penser à Woody Allen ( avec par exemple un personnage de fausse médium),

- les motifs entrelacés de l’action qui réussit et de la passion qui déclenche des tragédies.

14 mars 2022

Mars 2022 Avec Joyce Carol Oates

JOYCE CAROL OATES

La Nuit, Le Sommeil. La mort. Les Etoiles 

(titre en référence au poème de Walt Whitman :

« Voici ton heure mon âme, ton envol libre dans le silence des mots,

Livres fermés, arts désertés, jour aboli, leçon apprise,

Ta force en plénitude émerge, tu te tais, tu admires, tu médites tes thèmes favoris,

La nuit, le sommeil, la mort, les étoiles.)

 

Une famille américaine aisée, vivant à Hammond, état de New York, se trouve brutalement confrontée à la mort du père, ancien maire de Hammond, victime déclarée  d’un accident de la route et conduit à l’hôpital, avec de graves lésions et brûlures. Lorsque la famille le retrouve à l’hôpital, Whitey (son petit nom depuis l’enfance) se trouve  dans le coma.

L’accident est banalisé par la police locale : l’homme accidenté, John Earle McClaren de 61 ans, a eu un AVC au volant, qui l’a conduit au bas côté de la voie express où la police l’a secouru.  La voiture est seulement éraflée.

Le lecteur apprend immédiatement, bien avant la famille, que ce n’est pas un accident, mais une bavure policière : les brûlures au Taser, les côtes cassées, les blessures multiples sont le résultat d’un passage à tabac quand McClaren a voulu se porter au secours d’un jeune médecin d’origine indienne, à la peau foncée, contraint de s’arrêter pour un contrôle, et qu’on tabasse, neutralise à coups de Taser. C’est "l’affaire George Floyd" qui inspire directement ce début de ce roman, où la vie bascule tout à coup. McClaren, opéré, semble se remettre, retrouve la conscience, avec ses principales fonctions un peu altérées, et décède d’une infection foudroyante la veille de son départ en maison de rééducation.

Pendant cette période d’hospitalisation, le lecteur découvre non seulement la personnalité, mais l’état de conscience du patient qui reprend pied peu à peu sans se souvenir le moins du monde de ce qui l’a amené dans ce lit d’hôpital. Un état de conscience qui est livré à partir des sensations immédiates, des redécouvertes des membres de la famille, des pensées fugitives qui traversent l’esprit sans s’y attarder et qui rendent compte de la fragilité de cet homme qui fut un homme d’autorité et d’influence dans sa famille comme dans la vie publique.

Le lecteur découvre également la famille réunie, ou qui se succède au fil des jours, dans cette chambre d’hôpital : sa femme, Jessalyn, l’épouse-modèle et la mère, attentive à chacun de ses cinq enfants aux personnalités et aux fonctions sociales si différentes, y compris le dernier garçon, Virgil, un artiste mal compris de son père et qui s’est mis en retrait en choisissant de vivre dans une communauté écolo aux activités agricoles. C’est probablement lui – il le découvrira plus tard – qui a apporté l’agent infectieux responsable de la mort du père, par sa négligence à l’entrée de la chambre d’hôpital où il vient souvent jouer un air de flûte, par son manque de rigueur dans ses tenues, trop quotidiennes, chaussures crottées et boueuses, entre autres.

Les quatre autres enfants les trois filles et le fils aîné se sont construit un modèle de vie conforme aux attentes du père, autour des affaires, des figures d’autorité, ou, pour Beverly (l’aînée des filles) conforme à l’image de la parfaite épouse que représente la mère.

La mort de Whitey vient bouleverser toutes ces vies, y compris celle de la veuve, inconsolable, d’abord retirée dans sa maison, et à qui amis et enfants s’empressent de présenter un veuf de même milieu social, mais si ennuyeux que Jessalyn mettra fin à la relation au bout de quelques mois.

Pour elle la vie reprend ses droits, l’inattendu se produit : fidèle à sa nature généreuse, elle secourt un SDF qui la met en danger et qu’elle doit chasser avec le secours de ses enfants; accueille un chat sauvage, monstrueux tel qu’il nous est décrit, qu’elle apprivoise et soigne; et elle découvre dans une foire artisanale où expose Virgil, son fils, une magnifique photo d’elle-même, prise, à son insu, au cimetière et intitulée La veuve. Le photographe n’est pas un inconnu, c’est Hugo Martinez, un homme d’un certain âge, déjà rencontré. Au grand émoi de ses enfants, elle lui écrit, pour la photo, et le reçoit sur sa demande à lui. Démarre alors une relation qui va la sauver du désespoir et de la dépression.

Cinq enfants autour de leur mère. Chacun d’eux a son histoire et sa voix propre, car la narration est faite du point de vue de chacun, avec sa propre vision du monde, avec leurs mots. C’est ce qui fait le charme de ce long livre de 924 pages qu’on a peine à quitter, car la romancière nous a livré un bout de la vie de chacun, des microcosmes qui se sont réordonnés après le séisme de la mort du père : certains trouvent un meilleur équilibre qui les rendra plus heureux, d’autres connaissent une crise, remettant en cause les valeurs anciennes et ne pouvant plus supporter la vie d’avant.

Pourquoi j’ai aimé ce roman ? Parce qu’il nous fait découvrir des choses qu’on ne dit pas souvent :

- les tensions cachées ou ouvertes dans une fratrie, et là, on est gâté avec les rivalités entre les deux garçons ; entre les premiers enfants et les deux plus jeunes ; entre la fille qui ne travaille pas et se pose, comme maman, en excellente maîtresse de maison, et celles qui ont des professions intéressantes (comme Proviseur de lycée ou chercheuse en biologie) … 

- la voix des morts, comment elle s’exprime dans la conscience des vivants et comment, un jour, elle se tait, permettant à chacun de vivre sa vie.

C’est très bien fait, grâce à ces différentes voix qui s’expriment, sont libérées, donnant une épaisseur sans pareille aux personnages créés. Il semble évident  que le personnage de la Veuve, dénomination très distancée (reflétant le point de vue des autres) de Jessalyn sur des chapitres entiers, doit beaucoup au de Joyce Carol Oates qui a perdu, il y a peu,  son compagnon de toute une vie.

Il y a une véritable intrigue, nouée bien sûr autour de la résurrection de La Veuve, dont nous découvrons la personnalité profonde au fil des pages et qui ne s’est jamais totalement exprimée dans ce mariage, mais aussi, en arrière-fond, la progression, et l’enlisement, de la plainte déposée contre les policiers assassins, avec le surgissement d’un nouveau personnage, le médecin indien qui ne doit la vie qu’à l’intervention de Whitney.

J’ai aimé aussi certaines pages savoureuses qui croquent parfaitement certains milieux bobos, « artistes », écolo (la société américaine connait, comme nous, tous ces courants), sans parler de la vision très décapante et inattendue de cette proviseure de choc, Lorene, au sujet de l'éducation et de la jeunesse : tout simplement délicieux! (cela m’a renvoyée à d’autres proviseures…)

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