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Procope2009
14 mars 2022

Mars 2022 Avec Joyce Carol Oates

JOYCE CAROL OATES

La Nuit, Le Sommeil. La mort. Les Etoiles 

(titre en référence au poème de Walt Whitman :

« Voici ton heure mon âme, ton envol libre dans le silence des mots,

Livres fermés, arts désertés, jour aboli, leçon apprise,

Ta force en plénitude émerge, tu te tais, tu admires, tu médites tes thèmes favoris,

La nuit, le sommeil, la mort, les étoiles.)

 

Une famille américaine aisée, vivant à Hammond, état de New York, se trouve brutalement confrontée à la mort du père, ancien maire de Hammond, victime déclarée  d’un accident de la route et conduit à l’hôpital, avec de graves lésions et brûlures. Lorsque la famille le retrouve à l’hôpital, Whitey (son petit nom depuis l’enfance) se trouve  dans le coma.

L’accident est banalisé par la police locale : l’homme accidenté, John Earle McClaren de 61 ans, a eu un AVC au volant, qui l’a conduit au bas côté de la voie express où la police l’a secouru.  La voiture est seulement éraflée.

Le lecteur apprend immédiatement, bien avant la famille, que ce n’est pas un accident, mais une bavure policière : les brûlures au Taser, les côtes cassées, les blessures multiples sont le résultat d’un passage à tabac quand McClaren a voulu se porter au secours d’un jeune médecin d’origine indienne, à la peau foncée, contraint de s’arrêter pour un contrôle, et qu’on tabasse, neutralise à coups de Taser. C’est "l’affaire George Floyd" qui inspire directement ce début de ce roman, où la vie bascule tout à coup. McClaren, opéré, semble se remettre, retrouve la conscience, avec ses principales fonctions un peu altérées, et décède d’une infection foudroyante la veille de son départ en maison de rééducation.

Pendant cette période d’hospitalisation, le lecteur découvre non seulement la personnalité, mais l’état de conscience du patient qui reprend pied peu à peu sans se souvenir le moins du monde de ce qui l’a amené dans ce lit d’hôpital. Un état de conscience qui est livré à partir des sensations immédiates, des redécouvertes des membres de la famille, des pensées fugitives qui traversent l’esprit sans s’y attarder et qui rendent compte de la fragilité de cet homme qui fut un homme d’autorité et d’influence dans sa famille comme dans la vie publique.

Le lecteur découvre également la famille réunie, ou qui se succède au fil des jours, dans cette chambre d’hôpital : sa femme, Jessalyn, l’épouse-modèle et la mère, attentive à chacun de ses cinq enfants aux personnalités et aux fonctions sociales si différentes, y compris le dernier garçon, Virgil, un artiste mal compris de son père et qui s’est mis en retrait en choisissant de vivre dans une communauté écolo aux activités agricoles. C’est probablement lui – il le découvrira plus tard – qui a apporté l’agent infectieux responsable de la mort du père, par sa négligence à l’entrée de la chambre d’hôpital où il vient souvent jouer un air de flûte, par son manque de rigueur dans ses tenues, trop quotidiennes, chaussures crottées et boueuses, entre autres.

Les quatre autres enfants les trois filles et le fils aîné se sont construit un modèle de vie conforme aux attentes du père, autour des affaires, des figures d’autorité, ou, pour Beverly (l’aînée des filles) conforme à l’image de la parfaite épouse que représente la mère.

La mort de Whitey vient bouleverser toutes ces vies, y compris celle de la veuve, inconsolable, d’abord retirée dans sa maison, et à qui amis et enfants s’empressent de présenter un veuf de même milieu social, mais si ennuyeux que Jessalyn mettra fin à la relation au bout de quelques mois.

Pour elle la vie reprend ses droits, l’inattendu se produit : fidèle à sa nature généreuse, elle secourt un SDF qui la met en danger et qu’elle doit chasser avec le secours de ses enfants; accueille un chat sauvage, monstrueux tel qu’il nous est décrit, qu’elle apprivoise et soigne; et elle découvre dans une foire artisanale où expose Virgil, son fils, une magnifique photo d’elle-même, prise, à son insu, au cimetière et intitulée La veuve. Le photographe n’est pas un inconnu, c’est Hugo Martinez, un homme d’un certain âge, déjà rencontré. Au grand émoi de ses enfants, elle lui écrit, pour la photo, et le reçoit sur sa demande à lui. Démarre alors une relation qui va la sauver du désespoir et de la dépression.

Cinq enfants autour de leur mère. Chacun d’eux a son histoire et sa voix propre, car la narration est faite du point de vue de chacun, avec sa propre vision du monde, avec leurs mots. C’est ce qui fait le charme de ce long livre de 924 pages qu’on a peine à quitter, car la romancière nous a livré un bout de la vie de chacun, des microcosmes qui se sont réordonnés après le séisme de la mort du père : certains trouvent un meilleur équilibre qui les rendra plus heureux, d’autres connaissent une crise, remettant en cause les valeurs anciennes et ne pouvant plus supporter la vie d’avant.

Pourquoi j’ai aimé ce roman ? Parce qu’il nous fait découvrir des choses qu’on ne dit pas souvent :

- les tensions cachées ou ouvertes dans une fratrie, et là, on est gâté avec les rivalités entre les deux garçons ; entre les premiers enfants et les deux plus jeunes ; entre la fille qui ne travaille pas et se pose, comme maman, en excellente maîtresse de maison, et celles qui ont des professions intéressantes (comme Proviseur de lycée ou chercheuse en biologie) … 

- la voix des morts, comment elle s’exprime dans la conscience des vivants et comment, un jour, elle se tait, permettant à chacun de vivre sa vie.

C’est très bien fait, grâce à ces différentes voix qui s’expriment, sont libérées, donnant une épaisseur sans pareille aux personnages créés. Il semble évident  que le personnage de la Veuve, dénomination très distancée (reflétant le point de vue des autres) de Jessalyn sur des chapitres entiers, doit beaucoup au de Joyce Carol Oates qui a perdu, il y a peu,  son compagnon de toute une vie.

Il y a une véritable intrigue, nouée bien sûr autour de la résurrection de La Veuve, dont nous découvrons la personnalité profonde au fil des pages et qui ne s’est jamais totalement exprimée dans ce mariage, mais aussi, en arrière-fond, la progression, et l’enlisement, de la plainte déposée contre les policiers assassins, avec le surgissement d’un nouveau personnage, le médecin indien qui ne doit la vie qu’à l’intervention de Whitney.

J’ai aimé aussi certaines pages savoureuses qui croquent parfaitement certains milieux bobos, « artistes », écolo (la société américaine connait, comme nous, tous ces courants), sans parler de la vision très décapante et inattendue de cette proviseure de choc, Lorene, au sujet de l'éducation et de la jeunesse : tout simplement délicieux! (cela m’a renvoyée à d’autres proviseures…)

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