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Procope2009
1 août 2021

"Le mentir-vrai" de Indépendance de Javier Cercas

Indépendance de Javier Cercas  (2021), fait suite à Terra Alta (2019)

Ce dernier roman de Javier Cercas a pour toile de fond la tentative d’indépendance de la Catalogne en 2017.

On connaît les évènements politiques qui, le 10 octobre 2017, ont amené 70 députés (sur 135) du Parlement de Catalogne à déclarer l’indépendance de leur région, après le « oui » à l’indépendance, majoritaire lors du référendum sur l’indépendance de la Catalogne, tenu le 1er octobre.

Des évènements qui conduisent Mariano Rajoy, chef du gouvernement espagnol, à mettre la Catalogne sous tutelle, à destituer le parlement, à poursuivre devant la justice les dirigeants responsables restés en Espagne, avec des chefs d’accusation, graves et précis : « rébellion, sédition, détournement de fonds publics et désobéissance à l’autorité ».

Une sécession qui aurait été lourde de conséquences pour l’Espagne, les états nations européens et pour l’Europe.

A l’époque, la position de la maire de Barcelone, Ada Colau, fut pour le moins ambigüe, donnant des gages aux deux factions de la population catalane, très divisée sur cette question de l’indépendance (jugée comme une erreur économique qui amena de nombreux chefs d’entreprise à délocaliser vers Madrid).

Se prononçant contre une déclaration unilatérale d’indépendance du gouvernement catalan, mais demandant parallèlement au gouvernement espagnol de retirer les renforts policiers venus dans la région.

 

Le livre de Javier Cercas est un livre politique, habillé d’une fiction policière. C’est lors d’un dîner en ville, au fil d’une discussion qu’est lancée et débattue la question de la tentative d’indépendance, la façon dont elle fut votée unilatéralement, comment il est possible aux puissances de l’argent de manipuler les politiques en place pour leur faire porter le chapeau.

Il s’agit pour l’auteur de mettre en lumière les jeux de pouvoir qui se trament dans l’ombre, qui font et défont des alliances au service de quelques familles qui, depuis des décennies, sinon des siècles, détiennent richesses, pouvoirs et influence.

La règle d’or  est de manœuvrer dans l’ombre pour mieux tirer les ficelles.

Et la trajectoire normale de ces hommes de l’ombre, après un passage obligé par une école de commerce prestigieuse, est de passer des affaires à la politique. Et pour ce qui est des affaires, il faut à tout prix garder la respectabilité et ne pas tremper dans des affaires douteuses, mafieuses (pas  de trafics illicites, risqués, pourtant juteux, comme la spéculation sur les bitcoins dont il est fait un bon démontage).

Leur unique travail est de soigner leur apparence, physique, vestimentaire, médiatique (en achetant au passage quelques médias). Pour le reste, ils ne s’embarrassent ni de scrupules, ni de valeurs morales, visant leur seul profit et leur seul plaisir. Dans le roman de Cercas, trois personnages sont représentatifs de ces riches familles catalanes, Vidal, Casas et Rosell : ce sont des prédateurs, des violeurs et à l’occasion, si cela dérape, des assassins.

Et c’est là que le policier-justicier Melchior Marín, personnage central de Terra Alta, trouve à exercer ses talents, pour une affaire extrêmement délicate qui vise la maire de Barcelone, « la alcadeza », menacée par la diffusion d’une vidéo à caractère sexuel ; une affaire qui l’amènera, sur la marge, à découvrir les assassins de sa mère, qu’il avait pourtant renoncé à trouver, au terme de son enquête précédente à Terra Alta.

Le personnage-pivot du livre est bien la « alcadeza » (qui n’est pas Colau, elle se nomme Virginia), maintenue néanmoins à distance dans l’économie du roman : elle se manifeste directement dans un seul entretien avec les trois policiers, au début du roman, puis indirectement par ses coups de téléphone anxieux aux policiers, et surtout, dans les récits et témoignages qui sont faits du passé par les trois fils de famille, devenus hommes influents, dont l’un d’eux fut son époux et le père d’une de ses filles ; un deuxième, Casas, devenu son premier adjoint, et un troisième, Rosell, auquel elle est liée par de puissants souvenirs de jeunesse, à l’égal des deux autres.

L’entretien se passe sous le regard observateur du seul policier qui n’intervient pas dans l’interrogatoire, Melchior Marín, qui essaie de percer son jeu.

« Elle ment », dit-il à ses collègues en sortant de la mairie. Il faut en déduire qu’elle a quelque chose à cacher :

-       sur sa vie sexuelle débridée, loin de la vie rangée qu’elle a politiquement affichée, avec des idéaux humanitaires de gauche en faveur de l’accueil aux immigrés, qui lui ont valu son succès aux élections, et une belle place dans les magazines « people ».

-       Sur ses manœuvres politiques pour garder le pouvoir, c’est à dire pour se débarrasser définitivement de ses deux mentors en politique, Vidal, l’ex-mari et Casas, le premier adjoint, et ainsi garder pour elle le pouvoir.

 

Le portrait, ainsi dressé, n’inspire aucune sympathie pour cette femme de pouvoir, qui est loin d’être une simple potiche. Il s’avère en effet qu’elle est un « animal politique » de premier ordre et qu’elle a en main quelques bonnes cartes (dont le contrôle de son image dans les médias) contre des adversaires, pourtant retors, dont elle a percé les intentions, qui ont sur elle, le seul avantage de connaître le possesseur de la vidéo infamante,  cette vidéo qui risque de lui coûter les prochaines élections ou de la contraindre à la démission.

Dès qu’il l’a vue à la télévision, Melchior l’a qualifiée « d’actrice » (nous dirions en bon français, de « comédienne » : le mot peut avoir la connotation péjorative que l’auteur veut glisser dans le mot « actrice »).

Une « actrice », après avoir été une « activiste » - à savoir, une militante -, d’abord de gauche, puis de droite ; d’abord pour l’accueil des immigrés, puis pour leur refoulement en surfant sur le climat de peur installé par les médias.

Le portrait se précise au fil des entretiens, des discussions, ou des confidences, en suivant une progression obtenue par la concordance avec les révélations obtenues d’un mystérieux interlocuteur qui livre son témoignage à Melchior et dont on devine peu à peu l’identité.

C’est le portrait d’une femme politique qui aime l’intrigue et le pouvoir. C’est le portrait d’une Messaline, qui non seulement joue de sa féminité, mais qui sait aussi, guidée par la recherche du plaisir, évaluer d’un coup d’œil, le potentiel sexuel de son interlocuteur, même s’il est policier.

 

Le « Procès » (mentionné sans autre précision, avec la seule majuscule) des députés réfractaires, qui a eu lieu à Madrid après cette tentative avortée d’indépendance, n’a rien changé aux mentalités, ni aux mœurs de ces hommes et femmes politiques.

« Le Procès n’a presque rien changé, ni à Barcelone ni en Catalogne, ni en quelque endroit que ce soit : la seule chose que fit le Procès fut de changer quelque chose, très peu de chose de l’ordre de l’anecdotique, pour que rien d’essentiel ne changeât ».

Dans une conversation entre amis chez l’avocat Vivalès, où Melchior se tient encore à distance dans l’observation et l’attention, l’auteur trouve un porte-parole  en Campá , le fumeur de pipe, qui livre une longue analyse très segmentée du réel changement survenu dans les mentalités. Ce qui a vraiment changé à Barcelone, après les attentats terroristes, fut la réflexion sur les dangers de l’émigration et c’est ce qui amena  la maire actuelle au pouvoir, succédant ainsi à Alda Colau, autre « actrice » de première classe (citation, p.157).

Campá va plus loin dans le portrait et l’analyse : « cette femme est beaucoup plus qu’une » actrice », bien qu’elle soit une actrice extraordinaire et si elle peut et veut, elle s’en débarrassera (de Vidal, Casas et leurs riches familles) à condition que ceux-ci ne la voient pas venir et ne s’en débarrassent pas avant » (p.155-156).

Toute la problématique mise en scène dans ce roman se trouve ainsi résumée. Qui va gagner l’épreuve de force ?  Et pour Melchior, qui voit se réveiller en lui, le justicier Javert, où sont les bons, dans un monde gagné par la corruption ?

 

 

Indépendance, est une fiction, avec ses personnages, son intrigue policière, la mise en relief des exploits et de la vie privée, parallèle du policier Melchior Marín. Mais par moments le lecteur est saisi de vertige : dans quel monde évolue-t-il ? Un monde de fiction d’une grande noirceur, où seuls subsistent quelques justes aux côtés de Melchior-Javert et de Cosette ? Ou serait-ce la représentation d’un monde réel qui verrait réellement exister Melchior Marin, aux côtés d’un auteur à succès, Javier Cercas, qui vient de lui consacrer un livre, Terra Alta - que Melchior s’offre le luxe d’ignorer, lui pourtant bon lecteur de romans -  ?

Par la mise en scène du personnage de l’auteur, par des références nombreuses à Terra Alta, succès de librairie (prix Planeta 2019), que certains personnages du livre ont lu, et d’autres non, en utilisant des évènements historiques (les attentats, le Procès et ses antécédents, la loi Colau sur le logement…), en mêlant ainsi la fiction et le réel, Javier Cercas, authentifie la fiction, l’accrédite pour mieux emporter l’adhésion du lecteur. Cette question du rapport qu’entretiennent le réel et  la fiction, taraude l’auteur qui l’a abordée de front dans l’Imposteur, et qu’il n’en finit pas d’explorer. Le romancier est une sorte d’imposteur, qui pratique le mentir-vrai.

Qu’en pensez-vous ?

La narration du livre progresse  à coups d’entretiens et de révélations au fil de différents interrogatoires, qui permettent aux différentes pièces du puzzle de s’emboîter pour proposer au final des images possibles de la vérité. La fin de l’intrigue policière n’est pas aboutie (puisqu’on ne mentionne aucune arrestation), comme si l’auteur s’en désintéressait, comme si les arrestations des coupables s’avéraient impossibles, comme si la culpabilité impliquait trop de personnes, impossibles à atteindre. Le chantage seul peut s’arrêter avec la vidéo restituée.

L’art du romancier est de mêler les voix : aux voix des personnages interrogés par Melchior, une voix extérieure répond, elle aussi, aux questions du policier sur le chantage à la vidéo, qui trouve ses sources dans un passé proche, et qui permet d’éclairer les personnalités et agissements des trois « fils de famille » intimement liés depuis l’enfance. Cet anonymat ne sera levé que dans la dernière partie, lorsque le personnage dont on a peu à peu découvert l’existence, et l’identité, Ricky Ramirez, sera rejoint hors des frontières espagnoles, par son amie et par le policier qui l’a pistée.

Roman policier, roman politique, certes.

Roman à clés ? Seuls les Catalans avertis peuvent le dire.

Le journal Libération qui s’est entretenu avec Cercas, affirme que ce dernier voit dans le récent coup d’état catalan, le dernier des coups de fouet, peut-être le plus grave, du populisme nationaliste qui a engendré Trump et le Brexit.

Précédant l’écriture de ce livre, deux entretiens  avec  des journaux français (Libération, 6 nov 2017 et Le Monde (5 mai 2018) permettaient d’apprécier les positions de Cercas contre ce coup d’état des Indépendantistes, aux côtés d’autres écrivains espagnols (dont certains catalans), comme Antonio Muñoz Molina, Javier Marías, Arturo Perez-Reverte, Eduardo Mendoza (qui a écrit un essai non traduit ( Que está pasando en Cataluña ?)  « parce que, dit-il, l’utilisation de l’Histoire ne me semblait pas correcte ». Mais, d’autres écrivains, comme Jaume Cabré (l’auteur de Confiteor), ont adhéré à ce mouvement indépendantiste.

D’autres livres sont en gestation sur ces « journées épiques » (Cabré) d’octobre, c’est ce que promet un écrivain catalan, Enrique Vila-Matas ( auteur de Bartelby et Compagnie chez Bourgois 2002).

 

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