Puissance du personnage littéraire

Terra Alta de J.CERCAS nous invite entre autres choses, à une relecture des Misérables de Victor Hugo. Voici un extrait de la fin du livre, traduit à la hâte à partir de l'espagnol pour deux ado qui avaient fait ce printemps une fiche de lecture sur ce célèbre roman.

(...) Quand il (Melchior, le personnage principal de ce livre) arrive au bord de l’eau il s’asseoit sur le sable

et reste là un moment, absent, écoutant le bruit des vagues, sentant la brise sur son visage et regardant la progression du lever du jour dans le ciel. Il entend un aboiement et voit de loin un chien avec son maître. Il voit ensuite un autre chien. Ensuite il se déshabille et se met à l’eau. Pour combattre le froid, il nage la brasse avec force contre les rouleaux, souvent submergé. Là, loin du rivage, où l’allée et venue des vagues se fait plus tranquille, il se met sur le dos, fait le mort et reste à flotter sur l’eau avec les yeux fermés et l’esprit vide, sentant à nouveau le poids du sommeil sur ses paupières et écoutant la rumeur profonde de la mer pendant qu’il se laisse bercer par les vagues. Au bout d’un moment, il se retourne à nouveau et se met à nouveau à nager avec force, à présent en parallèle à la plage tandis que, de brasse en brasse, s’impose à lui l’évidence qu’il lui faut choisir entre deux vérités contradictoires, entre deux raisons également justes et cette décision impossible, et cette eau glacée lui rappellent une scène des Misérables, en réalité une des dernières scènes des Misérables, le moment où Javert, atone depuis que Jean Valjan l’a récupéré de la barricade de la Chanvrerie et a renoncé à l’exécuter comme il s’était promis de le faire, laisse s’échapper ce poursuivi de la justice celui qu’il poursuit depuis si longtemps, incapable de l’arrêter, et trahissant ainsi l’idéal rectiligne qui soutient sa vie : Javert renonce à remplir son devoir de policier laissant libre Jean Valjean, choisit ses propres règles qu’il place au-dessus des règles communes, la justice intime par delà les règles publiques, la loi de Dieu au-dessus de celle des hommes et cette division imprévisible qui dynamite ses convictions les plus solides, le laisse perplexe et inerte, orphelin de certitudes et le jette dans un désespoir glacé qui le pousse à se jeter dans les eaux aveugles de la Seine.

Pour la première fois de sa vie, Javert lui paraît un personnage distant et étranger, et sa façon de procéder, absurde, tragiquement ridicule.

Et pendant qu’il continue à nager et que les vagues continuent à se fracasser contre son corps, Melchior ressent une insondable compassion pour Javert, une peine infinie, comme s’il n’était pas mort noyé dans la Seine mais qu’il était en train de mourir ici, en ce moment précis, au dedans de lui, s’évanouissant dans l’eau comme le fantôme de son père absent."

Traduction de Terra Alta de Javier Cercas, p.370