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Procope2009
8 novembre 2020

Lire Une Chanson Bretonne de Le Clezio

 

Le Clezio, Ar Kleuziou, le talus en breton…

Plus qu’à une recherche étymologique sur la signification rappelée de son nom (preuve évidente de son appartenance à la terre bretonne), Jean Marie Le Clezio nous invite, dans Une Chanson Bretonne, à une recherche des origines, à travers l’évocation de souvenirs d’enfance à Sainte-Marine où il passa plusieurs étés jusqu’à l’occupation allemande. 

Sainte-Marine, en pays bigouden, face à Benodet dans le pays glazik,

Sainte-Marine dont l’image actuelle, frelatée par la modernité et par l’envahissement, depuis Bénodet, des estivants à résidences secondaires (venus grossir depuis Quimper ou d’ailleurs, le parc des demeures anciennes, cachées et oubliées dans leurs frondaisons),

Sainte-Marine s’est éloignée à jamais de sa ruralité, et a perdu son âme. C’est cette âme bretonne qui peu à peu se déploie au fil des pages et des souvenirs livrés selon une organisation thématique, plus que chronologique.

 

Au tournant du XXème siècle, cette région est essentiellement rurale, et la vie paysanne y est étroitement liée à deux ou trois pôles essentiels : l’eau – rivière qu’on traverse par le bac pour aller vers Bénodet ou Quimper, ou aussi l’eau potable que l’on tire à la pompe - ; et  la terre, avec l’évocation du point d’orgue de l’été qu’est la moisson, grande fête paysanne qui engage dans l’urgence d’une météo clémente, toute une communauté, pour le partage des engins agricoles et des bras  et qui  relie l’enfant à l’histoire même de l’humanité.

L’évocation de cette société rurale ancienne à travers les travaux, les fêtes, l’habitat, la langue, les pratiques religieuses, montre l’usage constant du breton dans la vie quotidienne car avant guerre (tant il est vrai que les guerres sont souvent des périodes charnières), la langue bretonne affiche encore une belle vitalité.

A Sainte-Marine, les compagnons de jeu des deux frères Le Clézio, appartiennent à cette génération « née dans la langue bretonne,  et même si à l’école publique on leur interdisait de parler « patois » - c’est comme cela qu’on appelait le breton à l’époque - , l’été célébrait la liberté de la langue ».p.25.

Pour ce petit Parisien-Breton, cette autre langue que le français était « une langue pour être dehors, pour crier, pour jurer, pour s’injurier ». C’est la langue pratiquée dans les échanges quotidiens à la maison et au bourg, entre voisins ; c’est aussi une langue de résistance, pour rester entre soi, dire des choses interdites, dépréciatives à l’encontre des gens trop différents. Mais ces deux petits Parisiens, venus partager leurs jeux, leurs pêches sur les rochers, leur liberté, sont capables de rétorquer quelques insultes en breton, et sont parfaitement capables de percevoir les blagues, et les moqueries blessantes. Ils sont donc intégrés aux jeux et occupations du bord de l’eau, des bords de l’Odet .

C’est une photographie furtive de l’état de la langue bretonne en voie de disparition, que nous livre l’auteur. Si elle disparaît en l’espace d’une génération, c’est qu’on n’en a plus besoin dans le monde d’après, quand on a besoin de gagner sa vie, de réussir des études, faites en français. Une très belle image, montre cette disparition progressive. Les « Yanik, Mikel, Pierrik, Ifik, Paol, Erwan, Fanch, Soisik, (c’est) comme s’ils étaient les derniers de leur lignée, nés dans un autre monde, aujourd’hui transformés, devenus médecins… »p .25

La langue bretonne n’a pas su rentrer dans la modernité.

Le Clezio ne propose pas de solution pour la ressusciter, tel n’est pas son propos, dans le cadre d’un récit autobiographique. Mais il livre une analyse lucide et courageuse de la disparition de la langue bretonne : « la vraie cause de la disparition de la langue ce sont les Bretons qui en portent la responsabilité. (Ils ont) confondu l’attrait pour la modernité avec la honte des origines, identifiant l’héritage ancestral à la crainte de l’arriération, redoutant la pauvreté abjecte dans laquelle depuis des siècles les ruraux avaient parfois survécu et que l’Etat, craignant des failles identitaires avait maintenue » (p.27).

C’est une analyse très juste qui tire sa vérité du fond de l’être, une vérité nourrie par l’observation, mais aussi par l’histoire probable de sa famille, originaire du Morbihan, dans l’Argoat. Comme dans ces livres d’images anciennes, lui est livrée au cours d’une promenade lointaine en voiture avec ses parents, la vision de petits paysans dans une cour de ferme du Morbihan (dont on sait qu’il resta longtemps un des départements les plus pauvres du pays et de Bretagne), que son père présente comme des cousins (« saluez vos cousins »).

Vision d’un autre âge qui marqua durablement l’auteur, car « ils auraient pu être à notre place et nous, à la leur », d’un côté, la pauvreté, la coiffure « au bol », la morve au nez, et de l’autre, la modernité, l’automobile et le tourisme, avec l’aisance que cela suppose. Deux mondes en effet.

 

Un des charmes du livre est ce style unique qui restitue, intactes, les sensations de l’enfant et les expérience fondatrices qui marquent des entrées dans le réel (comme son apprentissage forcé de la nage - je ne dirai pas de la natation, pour avoir éprouvé exactement la même nécessité, puis la même confiance en l’eau !- ), mais qui  montre aussi le développement de son imaginaire avec les sorties nocturnes dans la lande et l’apprivoisement de ses peurs, ou aussi ses incursions dans un monde autre, au-delà des grilles du château du Cosquer pour la kermesse annuelle sous les fenêtres d’une chatelaine invisible, ou la vision volée à travers les barreaux des jeunes filles en blanc et en fleurs jouant dans le parc.  Sans complaisance, il livre aussi les jeux troubles auxquels se livrent son frère et lui, avec deux petites paysannes, les filles de Madame le Dour, leur fermière, pour une autre connaissance du féminin,  de la sexualité et de l’altérité.

Pour chaque thème abordé, l’auteur relie l’expérience, l’histoire individuelle à sa formation beaucoup plus large de l’humain, et là intervient le point de vue de l’adulte, de l’écrivain, maître en humanités.

« j’ai gardé le goût de ces crêpes... le tanin du cidre…quelque chose de doux et de sauvage à la fois…et aussi le rire niais des deux filles qui les vengeait de la violence des arrosages et des poignées de sable dans leurs cheveux. » p.38

Ou, à propos de la moisson, « il me semble qu’aucune leçon d’histoire ou de géographie ne pouvait nous enseigner quelque chose qui nous reliait à notre passé lointain (puisqu’avant de partir pour l’île Maurice, notre famille avait appartenu totalement au monde fermier), et même au-delà, nous reliait au passé de l’humanité. » p.51

 

Ces souvenirs d’enfance  montrent la profondeur d’un attachement à la Bretagne, qui, au-delà de ses attraits traditionnels célébrés depuis dès la seconde moitié du XIXème siècle par de célèbres écrivains ou artistes (cf Le Voyage en Bretagne Armelle Lavalou), n’est pas la Bretagne d’opérette que l’on convoque à présent dans « les séries » ou les « échappées» touristiques, que viennent  rechercher nombre de touristes fascinés par la pureté des origines, et que cultivent  de nouvelles générations de Bretons, coupées de la langue, et d’une spiritualité, d’une attraction vers l’infini, vers l’au-delà, attraction déjà pointée au XIXème siècle par Chateaubriand.

C’est la Bretagne profonde qui a encore une âme, c’est celle qui unit l’homme à sa terre, et à l’envers des choses. C’est l’attraction de l’océan, porte ouverte sur l’infini. C’est elle qui fascine le jeune Le Clezio lors de ses errances nocturnes dans la lande, c’est elle que retrouve l’adulte pour y reconnaître une part de son identité.

 

 

 

 

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