Petites nouvelles d'anniversaire
Bravant les giboulées de mars nous nous sommes retrouvées presque au complet pour présenter, chacune le sien, les petits livres offerts par Nathalie ainsi que le livre de David Diop, Frère D’âme, qui traite de la présence des tirailleurs sénégalais dans l’armée française pendant la première guerre mondiale.
Le livre tire sa puissance évocatoire du style lyrique, inspiré, fondé sur les images, la répétition - parfois lassante a dit quelqu’un - qui s’efforce de restituer l’éloquence, la vision du monde propre aux Africains. L’auteur nous montre la perte d’humanité - jusqu’à la folie - d’un tirailleur qui ne peut accéder à la demande de son ami, Mademba, blessé au ventre et demandant qu’on l’achève, enfermé qu’il est dans la culpabilité de le perdre et surtout de révéler son geste aux parents et au village.
Mademba, son plus qu’ami, celui qui l’a sorti de la douleur d’avoir perdu sa mère, celui qui l’a suivi en Europe, pour le protéger dans les combats.
Mademba, son frère d’âme, qu’il ne peut ramener à la vie, et qu’il ne peut achever pour lui donner la mort miséricordieuse qu’il réclame.
Le narrateur, Alfa, sombre alors dans la folie, en allant au-delà des ordres son capitaine qui lui avait demandé de jouer la comédie de la sauvagerie (monter à l’assaut en hurlant avec son coupe-coupe pour effrayer l’ennemi). Il sera à présent sauvage par volonté, guetter une proie – « l’ennemi aux yeux bleus » -, lui couper la main, qui sera ramenée en trophée, l’éventrer, puis l’achever dans un geste d’humanité qu’il n’a pas su avoir avec son ami. Rituel macabre qu’il reproduit presqu’une une dizaine de fois, jusqu’à ce que ses camarades de tranchée, et son capitaine s’en effraient et le renvoient à l’arrière. Il y sera soigné par le Dc François. Ses dessins, très révélateurs, permettent d’évoquer l’Afrique, les souvenirs heureux et le contre-point de la nature, de la vie villageoise, mais aussi de révéler la faille originelle du narrateur, aggravée par le choc de la guerre.
Nous avons toutes été sensibles à la qualité de l’écriture qui donne une nouvelle approche de ce que dut être l’horreur de cette guerre des tranchées.
Marie a commencé la présentation des « petites nouvelles d’anniversaire de nos rencontres » avec une nouvelle de Stephan Zweig, Brûlant Secret, dont l’intrigue lui a fait penser à Braises de Sandor Maraï, qu’elle avait bien apprécié (Parallèle intéressant que nous avions exploré il y a quelques années, dans la biographie et dans l’œuvre).
En vacances à l’hôtel, un jeune homme utilise un enfant avec qui il se lie d’amitié, pour séduire sa mère. L’enfant comprend le rôle qu’on lui fait jouer dans cette liaison qu’il découvre et essaie de se venger, puis se sauve chez sa grand-mère. Pour analyser ces sentiments complexes dans ce récit d’apprentissage, avec le point de vue continu de l’enfant, l’analyse toute en finesse de Stephan Zweig fait merveille.
Danièle a parlé d’une nouvelle de Proust, La fin de la Jalousie appartenant au recueil, Les Plaisirs et les jours, dont le style brillant, à la fois précieux et incisif, lui a fait penser à Mme de la Fayette. L’auteur parle des mondains de son époque qu’il a pu longuement observer lors de ses dîners en ville. Le personnage central, Honoré de Tenvres est profondément épris d’une jeune femme, dont la réputation devient tout à coup suspecte. Et il découvre la jalousie, tourment insoutenable de l’âme. Conte moral à la Rohmer ? Les personnages de cette nouvelle sont différents de ceux de la Recherche, ici décrits avec un détachement cruel…Danièle a bien aimé cette lecture de la passion amoureuse et de la jalousie.
Christiane avait en main Daisy Miller de Henry James dont nous connaissons aussi le talent d’analyste. Dans cette longue nouvelle il met en scène une jeune, riche et jolie Américaine, Daisy Miller, en villégiature à Vevey en Suisse, par l’intermédiaire d’un jeune homme narrateur, Winterbourne, qui la fréquente, complètement subjugué par sa fraîcheur, sa liberté d’allure et d’expression, loin des codes de la bonne société européenne. Il la retrouve en Italie, à Rome, auprès d’un jeune Italien, chasseur de dot. Sa désinvolture suscite également le rejet, même dans les cercles fermés des expatriés américains.
Victime d’une grave maladie, Daisy Miler va mourir et, pour Winterbourne qui l’avait également rejetée, l’heure des révélations va sonner et les ambigüités se lever. Christiane fait remarquer qu’on retrouve la même ambigüité dans ce portrait de femme, que dans La bête dans la jungle. Ce personnage féminin nous paraît-il vulgaire par moments ou l’est-il réellement ?
Nathalie a présenté rapidement la nouvelle de Dostoïevsky, Le petit Héros, attribuée à Annick qui ne l’a pas encore lue. Retenons que c’est une nouvelle de jeunesse écrite en prison, que le personnage préfigure Aliocha des Frères Karamazov, et qu’on trouve dans ce livre des résonnances de Balzac qui a beaucoup marqué Dostoïevsky, notamment du Lys dans la Vallée.
J’ai ensuite présenté une nouvelle d’un prix Nobel de littérature (2010), que nous connaissons, l’écrivain péruvien, Mario Vargas Llosa : Les Chiots. Ceux et celles qui ont lu La tante Julia et le scribouillard (La tía Julia y el escribidor), savent que le courant autobiographique est bien présent dans cette œuvre qui touche des domaines très variés, le social, le politique, la création artistique…Les Chiots raconte le destin d’un copain de classe, Cuellar, surnommé « Petit zizi ». Nous faisons sa connaissance à l’école primaire, chez les Frères (maristes ?), enfant apprécié de ses maîtres et rapidement intégré dans un groupe de copains – dont le narrateur - qui jouent au foot dans l’équipe de l’école. Un accident survient dans les vestiaires de sport : le chien de garde de l’école s’est échappé et mord cruellement le petit Cuellar…dans les parties génitales. Malgré les soins, l’opération de 12 heures, l’enfant gardera des séquelles et nous comprenons rapidement par les points de vue et souvenirs des copains dont la parole vive est restituée tout au fil du temps, qu’il gardera une incapacité physique dans les rapports sexuels.
La nouvelle retrace le parcours de ce garçon : enfance, adolescence, entrée dans la vie adulte, toujours encadré par son groupe de copains qui l’aiment bien, mais qui reproduisent le code de virilité qu’on leur a transmis à travers les différents rites de passage à l’âge adulte et donc qui se posent en modèles, impossibles à suivre, dans les conquêtes amoureuses.
Ce groupe d’amis continue à l’appeler familièrement, et affectivement par son surnom, Petit Zizi, poussant ce garçon à la surenchère des actes de provocation, dans la conduite des automobiles comme sur la planche de surf à la plage. La mort accidentelle au volant survient comme une évidence et est donnée très rapidement à la fin, alors que le groupe de copains, mariés, entrés depuis longtemps dans la vie professionnelle, s’est disloqué et se voit très peu. Une nouvelle cruelle racontée avec une rapidité et une économie de moyens qui la rend d’autant plus poignante.
Simone a présenté Morphine de Boulgakov, auteur de l’inoubliable Maître et Marguerite, lu et relu, mais aussi de nouvelles étonnantes, comme Cœur de Chien et, inspirée sans nul doute de sa pratique de la médecine, Morphine.
Cette petite nouvelle se présente sous forme d’un journal tenu de façon irrégulière par le jeune Docteur Poliakov (personnage fictif), qui, après une déception sentimentale, se retrouve affecté, peu de temps après la révolution, dans un dispensaire loin de la capitale. Il n’a pour seule compagnie qu’Anna, l’infirmière du centre qui l’assiste dans sa pratique et qui gère l’approvisionnement en médicaments dont la fameuse morphine, si utile dans les interventions chirurgicales. Il est atteint d’un mal dont seule la morphine peut atténuer les effets, comme elle l’aide à soulager ce poids de la solitude et de la misère humaine qu’il affronte désormais seul sans aucun dérivatif.
Peu à peu, sous l’effet de l’accoutumance de l’organisme, il augmente les doses de morphine et tombe dans la toxicomanie sous le regard impuissant d’Anna. Les notes deviennent plus lapidaires, le journal est irrégulier, trahissant une évolution du narrateur vers la folie, puis le suicide.
Pour la prochaine fois, le mercredi 17 mars, nous aborderons le roman visionnaire de J.G. Ballard, Millenium People, puisqu’en 2003, il décrit la révolte de la classe moyenne londonienne. La science-fiction est aussi un outil de réflexion, nous le verrons à travers ce livre (qui a ses faiblesses…mais lesquelles ?), et cet auteur que nous découvrons et sa vie, à elle seule, est étonnante. Christiane nous en parlera, avec, du même auteur, La Vie et rien d’autre.
Nous avons aussi décidé de mettre au programme, le superbe livre d’Amos Oz, écrivain israélien qui vient de disparaître, Une histoire d’amour et de ténèbres. A lire et à relire!